Mila Zinkova, chercheuse indépendante en sciences atmosphériques, vient de publier une étude dans la revue Arctic, Antarctic, and Alpine Research qui rend hommage à l’expédition Terra Nova. Elle suggère que le capitaine et son équipage, de retour du pôle Sud, auraient bien pu être pris dans une tempête de neige de neuf jours, au cours de laquelle ils auraient péri, une histoire qui a longtemps été remise en question, mais qui est désormais plausible d’un point de vue météorologique.
Quand le vent soulève la neige, il blanchit le ciel et l’horizon. Le soleil n’est alors plus un astre, mais une lumière diffuse qui agit comme un écran blanc. Avec une visibilité proche du néant, comment trouver un refuge sur la plateforme de glace de la mer de Ross en 1912 ?
Les chances sont infimes, et Robert Falcon Scott ainsi que ses compagnons ont posé leur campement en mars, sur le chemin du retour du pôle Sud, après s’être fait voler la vedette par Amundsen. Exténués, ils ont attendu la fin d’une perturbation atmosphérique, à seulement 18 kilomètres d’un dépôt de vivres appelé One Ton, parmi ceux qui jalonnaient leur parcours.
Après 1 500 kilomètres et à moins de 200 kilomètres du camp de base de cap Evans, ils trouvèrent la mort au « dernier camp », les réserves de nourriture taries dans un froid glacial. Les circonstances dans lesquelles Robert Falcon Scott et ses compagnons ont perdu la vie sont sujettes à débat et controverse depuis 1922. Certains défendent un héros polaire pris par les serres d’un environnement impitoyable, d’autres y voient un être orgueilleux qui aurait tout fait pour sauver les apparences.
Dans le journal de Scott, juste avant sa fin, la description d’un blizzard long de 9 jours – du 21 au 29 mars – a souvent été remise en question par des historiens, des journalistes et des scientifiques. Cependant, une étude publiée dans le journal Arctic, Antarctic, and Alpine Research le 18 juillet dernier montre que « le blizzard final s’est probablement déroulé comme Scott l’a décrit. »
En 2002, une autrice et chimiste de renom, Dr Susan Solomon, a rendu un peu de crédit au récit de Scott en attestant, par des études atmosphériques, que son fracassant échec était bien dû à des circonstances climatiques exécrables. Elle atteste de l’exactitude des températures relevées par l’expédition entre le pôle Sud et le dernier camp.
Le froid auquel a été exposé le convoi était exceptionnellement fort cette année-là. En atteste également les temps de navigation des navires de Scott et Amundsen pour atteindre la côte à travers la glace : trois jours de mer alors que Shackleton n’en avait mis que deux l’année précédente.
Dans son livre The Coldest March, Dr Susan Solomon n’a cependant pas donné tout son crédit à Scott en remettant en question l’existence d’un blizzard final de 9 jours. « Elle garde une part importante de doute, assurément injustifiée », confie à polarjournal.net Mila Zinkova, chercheuse indépendante domiciliée à San Francisco, spécialisée dans l’étude de l’atmosphère et de la météorologie, et autrice de la nouvelle étude.
L’hypothèse du suicide
Même si les recherches de Dr Susan Solomon ont joué un rôle dans la réhabilitation de l’héroïsme de ces explorateurs, elle a tout de même confié au Los Angeles Times en 2001 que « leur mort a pu être le fruit d’un choix plutôt que d’un hasard ».
Pour Dr Susan Solomon, l’existence d’un vent fort aussi prolongé relève plus du mythe que de la réalité, et les acolytes de Scott auraient choisi de rester avec leur chef, qui avait du mal à utiliser ses jambes, plutôt que de rejoindre le prochain ravitaillement. Elle n’écarte donc pas l’hypothèse du suicide.
« Elle est parvenue à cette conclusion en partie en raison d’une compréhension limitée de la dynamique météorologique de la barrière de Ross », nous explique Mila Zinkova. « Plus précisément parce qu’elle pensait que la position à l’intérieur des terres rendait le dernier camp insensible à l’activité cyclonique, et que tous les vents violents dans la région provenaient uniquement des vents catabatiques. »
L’étude publiée ce mois-ci prouve cependant qu’il n’y a aucune raison de penser que Scott avait fabulé dans son journal pour sauver son honneur. Mila Zinkova a procédé à une vérification des registres météo relevés lors de l’été 1911-1912. Elle les a confrontés à des observations satellites de la zone à des périodes récentes où des phénomènes météorologiques comparables ont eu lieu.
À l’époque, plusieurs expéditions et stations étaient actives. Il y avait les données des voiliers Terra Nova et Aurora, ainsi que les stations de Macquarie Island, les données australiennes et néo-zélandaises, et des relevés du vent à cap Evans, point de départ de l’expédition situé sur la côte, proche de l’actuelle station de McMurdo.
Selon les registres de cap Evans, en mars 1912, deux séries consécutives de blizzards se sont succédé – longues, consécutives et intenses. Mila Zinkova estime qu’il s’agit du passage lent de deux cyclones dans la vaste région de la mer de Ross et sa plateforme de glace.
Le 19 mars, à cap Evans, un premier coup de vent s’est mis en route et a duré 54 heures. Le 23 mars, le vent chute et change de direction avant de reprendre le 24 mars pendant 3 jours et dix heures. L’épisode cyclonique de mars 1912 faisait des allers-retours. Mila Zinkova montre que les mêmes cyclones qui ont frappé cap Evans ont également affecté le dernier camp.
Pour comprendre ce qui s’est probablement passé au dernier camp pendant l’accalmie ou l’arrêt de la tempête de neige ressenti à cap Evans, l’autrice a utilisé les images d’un cyclone de 2017, accompagnées des données météorologiques.
Mila Zinkova montre que le retrait d’un cyclone permet au vent gravitaire (vent qui descend une montagne) de traverser la plateforme de glace de Ross. La chercheuse démontre également que des vents catabatiques descendant des sommets de la chaîne transantarctique, culminant à plus de 4 000 mètres, peuvent impacter le dernier camp sans affecter cap Evans.
Scott et ses hommes auraient donc pu essuyer les effets du cyclone, puis des vents catabatiques à chaque fois que la dépression s’éloignait. Ces observations rendent donc caducs les passages du livre de Dr Solomon selon lesquels le blizzard n’aurait pu se prolonger après le 27 mars.
« Bien que nous ne puissions jamais savoir ce qui s’est passé durant ces derniers jours de mars 1912, il est tout à fait plausible, sur la base de la dynamique météorologique locale, que le récit de Scott concernant un blizzard violent soit exact », explique Mila Zinkova.
Au vu de cette étude, l’image de Scott pourrait reprendre quelques couleurs. Il aurait donc pu subir une année exceptionnellement froide et un mois de mars plus comparable à un mois d’avril : l’hiver avant l’heure.
Quelques mois après la mort de Scott, George Clarke Simpson, météorologiste du Terra Nova, basé à cap Evans, a enregistré un blizzard de 6 jours et 14 heures. Ce qui conforte l’étude de Mila Zinkova, soutenant la possibilité d’un blizzard prolongé à cette époque.
Une position délicate
Quand Mila Zinkova a essayé de contacter Dr Susan Solomon, celle-ci n’a pas donné de nouvelles au vu des résultats. « Dr Susan Solomon aurait dû savoir que des vents catabatiques et d’autres vents propres aux barrières de glace sont générés par des systèmes cycloniques dans la région de Ross, qu’ils peuvent influencer les conditions météorologiques au dernier camp », ajoute-t-elle.
Dr Susan Solomon est une chercheuse émérite au MIT, membre de plusieurs académies des sciences et sociétés savantes. Un glacier porte son nom en Antarctique. Il est possible que l’étude du Mila Zinkova l’ait mise dans une position délicate. Notre sollicitation reste pour l’heure sans réponse.
Mila Zinkova a rencontré des obstacles lors de la publication de l’étude. « C’est en grande partie dû à la stature considérable du Dr Susan Solomon au sein de la communauté scientifiquee, explique Mila Zinkova.
Son coauteur initial, le Dr Mark Seefeldt, un chercheur reconnu dans le domaine des phénomènes de vents violents sur la barrière de Ross, a dans un premier temps collaboré à l’étude. « Il connaît la météorologie antarctique mieux que tous les relecteurs désignés par la revue », explique-t-elle.
Cependant, à la suite de ce que Mila Zinkova a qualifié de critique excessivement sévère et injuste de la part de la revue Weather, le Dr Mark Seefeldt s’est officiellement retiré du projet. Il a néanmoins continué à offrir son soutien informel, restant disponible pour répondre aux questions et partager son expertise.
« Dr Susan Solomon est une scientifique renommée et respectée, mais elle a commis une erreur aux conséquences durables, qui a terni la réputation du capitaine Scott et de ses compagnons », nous confie Mila Zinkova. « J’espère toujours que Yale University Press, l’éditeur de The Coldest March, révisera le livre afin qu’il continue à servir de référence définitive dans l’histoire de l’exploration polaire. »
Cette nouvelle étude pourrait sceller la controverse. Bien que souvent bafoués, Scott et ses hommes pourraient, retrouver la paix, dans un dernier soupir, une dernière bourrasque glacée.