Au Svalbard, les hivers fondent aussi

par Mirjana Binggeli
07/30/2025

Lors d’une mission hivernale en février 2025, une équipe internationale de chercheurs a été confrontée à des températures positives, des pluies persistantes et une fonte généralisée dans l’archipel du Svalbard. Une anomalie devenue routine dans un Arctique où l’hiver, jadis rigoureux, cède à un régime climatique instable et inquiétant.

Front du glacier Midtre Lovénbreen, 26 février 2025. Une scène autrefois inimaginable à cette période de l’année : sans le réchauffement climatique, de telles conditions, sol gelé, neige absente, eau liquide en surface, n’auraient été observables qu’à la fin du printemps, entre mai et juin. Une image témoigne du basculement climatique en cours dans l’Arctique. Photo : James Bradley et Laura Molares Moncayo

Par 78° de latitude nord, en plein mois de février, des scientifiques pataugent dans l’eau de fonte au pied d’un glacier. La scène pourrait relever d’un rêve fiévreux. Elle est pourtant bien réelle. « Me tenir dans des flaques d’eau au front du glacier, ou sur une toundra nue et verte, était choquant et surréaliste », témoigne James Bradley, chercheur en sciences de l’environnement à Queen Mary University of London, dans un communiqué de presse publié par l’université. Son équipe, venue étudier les propriétés de la neige fraîche, n’a pu en collecter qu’une seule fois en deux semaines de terrain. Dans un commentaire publié le 21 juillet dernier dans Nature Communications, les scientifiques rapportent des observations édifiantes. 

Le Svalbard, archipel norvégien situé à un millier de kilomètres du pôle Nord, se réchauffe à un rythme six à sept fois supérieur à la moyenne planétaire. En hiver, cette amplification est encore plus marquée. En février 2025, les températures à Ny-Ålesund, l’un des lieux habités les plus septentrionaux du globe, ont atteint en moyenne -3,3 °C, contre -15 °C pour la moyenne historique (1961–2001). Quatorze jours du mois ont franchi la barre du 0 °C, un seuil critique qui, une fois dépassé, transforme radicalement l’écosystème arctique.

Carte des anomalies de température dans l’Arctique (a) et relevés quotidiens à Ny-Ålesund, Svalbard (b), en février 2025. En rouge foncé, les zones ayant connu des températures jusqu’à 12 °C au-dessus des normales saisonnières. À Ny-Ålesund, le thermomètre est resté au-dessus de 0 °C pendant la moitié du mois, un fait inédit à cette période de l’année. Ces conditions exceptionnelles ont entraîné fonte des neiges, pluies persistantes et réveil de la végétation. Des signes tangibles d’un hiver arctique bouleversé. Carte : Bradley et al.

Échantillonnage à la cuillère

Les chercheurs relatent un terrain devenu « melting ice rink», soit une patinoire en train de fondre. Le sol, généralement gelé, était suffisamment meuble pour être échantillonné à la cuillère. La végétation, réveillée par cette douceur inédite, perçait la neige fondante. « […] nous avons été témoins d’une émergence prématurée de plantes et du dégel des couches superficielles du sol », constatent-ils, soulignant les perturbations dans la chronologie saisonnière.

Cette fonte précoce, aggravée par des épisodes de pluie, modifie en profondeur les sols. L’eau, en s’accumulant dans les pores du sol gelé, gèle à nouveau en formant une croûte de glace compacte. Celle-ci entrave les échanges gazeux entre le sol et l’atmosphère, favorise la production de méthane et prive les rennes de leur nourriture hivernale. Ces processus déclenchent des boucles de rétroaction : plus le sol chauffe, plus les microbes se réveillent, accélérant la dégradation de la matière organique et la libération de gaz à effet de serre.

Ny-Ålesund, 28 février 2025. La fonte suivie de pluies hivernales a formé des flaques rapidement recongelées, créant une croûte de glace sur la toundra. Ce phénomène perturbe l’isolation naturelle du sol, expose les micro-organismes et les racines à de brusques variations de température, compliquant l’accès à la nourriture pour les herbivores comme le renne. Photo : James Bradley

« Des changements irréversibles du climat arctique se produisent sous nos yeux », alerte Donato Giovannelli, géomicrobiologiste à l’université de Naples Federico II et coauteur de l’étude. L’impact s’annonce systémique : hydrologie, dynamique du pergélisol, stabilité des infrastructures, sécurité des déplacements et survie des espèces sont touchés de concert.

Sur le terrain, les conséquences sont immédiates. Les motoneiges s’enlisent dans la neige détrempée. Les plans de recherche doivent être modifiés. Les risques liés à la présence d’ours polaires, eux, ne diminuent pas, mais les possibilités de repli rapide vers les stations, elles, se réduisent. « L’équipement que j’avais emporté me semblait être une relique d’un autre climat », déplore Bradley.

‘C’est ça, le nouvel Arctique’

Les chercheurs appellent à un changement de paradigme. Longtemps considéré comme une saison silencieuse, peu propice aux expéditions et mal documentée, l’hiver arctique devient une période charnière du bouleversement climatique. Pourtant, les données y restent rares. Leur commentaire de Nature Communications plaide pour une intensification des campagnes hivernales, un suivi renforcé du pergélisol, et une transition vers des politiques anticipatrices. « Les politiques climatiques doivent rattraper la réalité : l’Arctique change bien plus vite que prévu, et l’hiver est au cœur de cette mutation », insiste le Dr Bradley. 

Loin d’un épisode isolé, l’hiver 2025 semble annoncer une nouvelle norme. « Ces épisodes de réchauffement hivernal sont perçus par beaucoup comme des anomalies, mais c’est cela, le nouvel Arctique », concluent les auteurs. À Ny-Ålesund comme ailleurs, ce que l’on croyait encore temporaire devient structurel, faisant vaciller toute la logique des saisons polaires.