Des Dolganes aux Evenks, en passant par les Yakoutes et même les descendants des Russes du 19e siècle, la région de Sakha est encore très rurale et dépend des denrées naturelles pour vivre et se nourrir.
Carpes yakoutes, canards sauvages et myrtilles… les populations locales de la république de Sakha, relativement isolées, comptent sur les aliments tirés de la nature pour subsister. « Nous nous sommes demandés quel type de nourriture extraite de la nature elles consomment et quelle est la part de cette nourriture dans l’économie des ménages », explique Jorge García Molinos à Polar Journal AG, écologue du Centre de recherche arctique de l’Université d’Hokkaido. Il a dirigé une étude dont les résultats ont été publiés dans PNAS Nexus en décembre dernier, selon lesquels les habitants de cette région dépendent à 9 % des plantes, des champignons et des animaux – cueillis, chassés ou pêchés dans la nature. Cette dépendance est plus forte dans les lieux les plus isolés et dans l’Arctique, où les populations ont besoin du gibier et des poissons.
Tuyara Gavrilyeva, professeure de l’Institut des sciences de l’ingénieur et des technologies de l’Université du Nord-Est de la Fédération de Russie, s’est rendue dans 18 villages de la région avec une équipe de chercheurs russes. Ils ont ainsi pu recueillir des informations sur les habitudes alimentaires et les revenus de 400 ménages. La communauté Evenk du village arctique de Kharyalakh est celle qui est la plus portée vers un mode de vie traditionnel de cette étude. Au regard des résultats, un quart de ces ménages chasse le renne sauvage en plus de l’élevage de rennes, dans des étendues composées de forêts et de toundra.
Plus au sud, les Yakoutes du village de Rassoloda conservent une activité d’élevage traditionnel de chevaux et de vaches. « Bien que ce village soit en dehors de la région arctique, il y fait très froid. Les gens vivent au rythme des saisons, pour le fourrage, la cueillette des champignons, des fruits des bois », nous explique Dariya Nikolaeva, docteure en anthropologie, qui a résidé puis visité la région lors d’une mission archéologique française. « En mai et en septembre, c’est la chasse aux canards, il y a une saison aussi pour les lièvres, etc. » Le gibier à plume est recherché dans toute la république de Sakha, tout comme la pêche y est pratiquée dans la grande majorité des foyers, que ce soit en rivière, en lac ou en mer.
Mais quand on regarde les proportions, les habitants de Kharyalakh dépendent trois fois plus de la chasse, de la pêche et de la cueillette que les résidents de Rassoloda. « Ces résultats reflètent probablement les différences régionales en matière d’infrastructures de transport et d’accès aux produits manufacturés et aux services, ainsi que les traditions et les pratiques des communautés autochtones », expliquent les auteurs de l’étude.
Les villages visités hébergent entre 400 et 2 300 habitants. « Ils peuvent être qualifiés de type citadin », nous raconte Dariya Nikolaeva. « Ce qui veut dire qu’il peut y avoir un système de chauffage collectif dans certains quartiers, une école, une infirmerie maternité ou encore un centre culturel et administratif. Par contre, ils vivent souvent sans eau courante. Dans l’Arctique, l’électricité est produite par un générateur qui fonctionne par tranches horaires. »
Mémoire de Dolganes
Yann Borjon-Privé est un anthropologue et historien, docteur associé au Groupe Sociétés Religions Laïcité (CNRS, EPHE-PSL). Il travaille avec les Dolganes depuis 2009. Ce groupe ethnique constitue « un pont entre les Toungouses et les Yakoutes », a-t-il décrit à Polar Journal AG. Effacés et revenus sur les cartes officielles selon les périodes de l’histoire entre empire Russe et Union soviétique, les Dolganes passent une partie de leur temps à chasser et pêcher. « Nous marchions entre deux territoires de chasse et avons goûté quelques jeunes pousses de mélèze en haut d’une colline », se rappelle-t-il. « Une consommation opportuniste et inédite pour les Dolganes avec lesquels je me trouvais. » De nos jours, les végétaux qui les intéressent sont plus souvent les baies et les champignons. Mais les recherches de Yann Borjon-Privé remontant aux 18e et 19e siècles font mention d’une mélasse à base d’écorce de mélèze. Il remarque que la viande de renne et les poissons sont aujourd’hui moins abondants qu’autrefois, comme l’esturgeon. Les Dolganes utilisent des caves creusées dans le permafrost pour conserver ces denrées pendant plusieurs mois. C.L.
Le mode de vie nomade disparaît progressivement, et depuis environ 15 ans les populations se rapprochent des villes. « Le mode de vie nomade n’est plus si populaire maintenant », nous explique Tuyara Gavrilyeva. « Les enfants doivent rester à l’école de septembre à mai. » Cependant, les Evenks du village de Kharyalakh conservent des liens avec des groupes nomades. Ce n’est pas vrai pour tous les villages arctiques de Sakha. Cette communauté s’entraide en partageant le fruit de leurs collectes entre voisins ou entre nomades et villageois.
Une étude citée par Tuyara Gavrilyeva montre que le recensement de la population est obsolète dans cette partie de l’Arctique. « Ils sont moins nombreux que les chiffres officiels, peut-être de 30 % ; pas mal de monde est déjà parti à cause de la situation économique et à certains endroits à cause du changement climatique », nous explique-t-elle.
« Migrer vers le nord »
L’autre résultat de l’étude menée par Jorge García Molinos concerne les effets du changement climatique sur les espèces utiles aux populations au cours des 25 prochaines années. « Nous prévoyons une réponse générale : les représentants des actuelles espèces utilisées par les locaux vont migrer vers le nord. Par conséquent, certaines vont disparaître localement et d’autres vont agrandir leur aire de répartition », nous explique-t-il.
« En Yakoutie, le changement climatique est visible et ressenti par les habitants. Il y a, par exemple, une forte érosion sur les rives de l’océan Glacial », explique Tuyara Gavrilyeva. Les feux de forêt font également rage dans cette région. « C’est la troisième fois depuis 2019 que nous observons des incendies de forêt importants dans l’Arctique, et cela montre que cette région du nord-est de l’Arctique a connu la plus forte augmentation d’incendies extrêmes au cours des deux dernières décennies », a déclaré l’été dernier Mark Parrington, chercheur des services de surveillance de l’atmosphère Copernicus.
Ces phénomènes extrêmes accentuent la migration des animaux et la modification des écosystèmes, et entrainent des pertes de récoltes. Comme pour les habitants du centre de la région qui ont été privés de myrtilles (habituellement abondantes) il y a deux ans à cause des feux. « Ces phénomènes répétés produisent finalement des changements profonds dans les écosystèmes qui peuvent priver temporairement les habitants d’une partie de leurs moyens de subsistance », nous explique Jorge García Molinos. « Des denrées qui sont parfois utiles pour la médecine et la fabrication des habits. »
La nourriture moderne pourrait être une alternative quand ils font face à une perte de biodiversité, « mais elle est plus accessible dans le centre de la Yakoutie », précise Tuyara Gavrilyeva, sans préciser les problématiques de justice sociale en Russie.
Camille Lin, Polar Journal AG
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