France Pinczon du Sel et Éric Brossier – Partie II : L’art du partage

par Camille Lin
04/08/2025

Au contact de chercheurs venus habiter chez eux pour étudier la banquise, les deux complices se sont imprégnés d’une culture scientifique qu’ils s’évertuent à transmettre aux Inuit intéressés et aux gens du Sud.

Une course dans la neige. Image : Christian Morel

Au cours de leurs 12 hivernages, l’équipage de « Vagabond » n’a cessé de mesurer l’épaisseur de la banquise, suscitant l’intérêt des locaux avec leurs manœuvres en skidoo. « Parfois, on les faisait avec eux », se souvient Éric Brossier.

Les satellites ne sont pas toujours précis pour évaluer l’épaisseur exacte de la banquise, surtout quand quelques centimètres en moins suffisent pour que celle-ci cède sous le poids d’une motoneige ou d’un skieur.

« Dans les détroits, par exemple, le courant fragilise la glace par-dessous. Le danger est toujours présent, même pour les locaux qui connaissent les endroits à éviter », explique Éric Brossier.

Depuis une dizaine d’années, les villages du Nunavut collaborent davantage avec les scientifiques des universités canadiennes pour pouvoir réaliser leurs propres mesures. Les résultats sont publiés en mairie ou dans les devantures de magasins.

Les traîneaux et les instruments. Image : Eric Brossier

La qualité des liens que France Pinczon du Sel et Éric Brossier ont créés et entretenus avec leurs hôtes dans l’Arctique leur a permis de gagner la confiance des scientifiques.

Entre 2013 et 2016, le programme GreenEdge, qui avait pour but l’étude des efflorescences de phytoplancton sous la glace au printemps, leur confie la mission de monter un camp scientifique à côté du village de Qikiqtarjuaq.

Une tonne de matériel et une année pour prendre des mesures et gagner la confiance des locaux, qui, a priori, n’exprimaient pas beaucoup d’intérêt envers la science.

« Les gens sur place ne voyaient pas l’intérêt au départ, ils se demandaient ‘pourquoi les chercheurs veulent réchauffer le climat chez nous ?' », explique Éric Brossier. Une vingtaine de scientifiques devaient débarquer pour donner de l’ampleur aux expérimentations, douze mois plus tard.

France Pinczon du Sel, Éric Brossier et leurs deux enfants ont noué des relations d’intérêt mutuel et d’échanges. Le laboratoire de sciences de l’école du village était peu utilisé et, quand GreenEdge a pris de l’ampleur, un accord a été conclu pour l’utiliser. Sa transformation en laboratoire de recherche a également profité aux élèves de l’école.

Au Canada, la question de l’inclusion des Inuit dans tous les sujets qui concernent leur territoire est un enjeu de haute importance. Les anciens du village ont été placés au même niveau que les scientifiques pour apporter des connaissances, d’autres Inuit ont participé à la logistique.

Pour les aventuriers, partager leurs observations est également très important. Image : France Pinczon du Sel

Pendant GreenEdge, France Pinczon du Sel se souvient s’être dit : « On ausculte la banquise sous tous ses aspects : son évolution, l’effet du climat… et si on avait un regard artistique ? »

Elle dessine depuis toujours, sans « jamais imaginer vivre de ça. » La démarche artistique reste cependant omniprésente, ne serait-ce que par le choix des décors nourrissant ses inspirations et celles des autres.

« Je revois Éric installer une bouée avec les filles qui l’aident. J’essaye des angles différents, je trouve ça sympa de filmer, on a toujours eu une caméra », explique-t-elle, se remémorant un des nombreux conseils de leurs amis cinéastes. « Ne bouge pas avec ta caméra, fais des plans fixes. »

Souvent, lorsque des documentaires sont tournés à leur propos, une partie des images est de leur facture. « Celles qui sont prises dans une autre saison », précise France Pinczon du Sel. « On est conscients d’avoir eu la chance de choisir cette vie et d’avoir vu des choses que d’autres n’ont pas vues. »

Elle décide de lancer une résidence artistique pour documenter le travail scientifique mené à Greenedge et toucher ceux qui n’ont pas forcément l’esprit cartésien. « J’ai sélectionné le Grenoblois Christian Morel, qui a réussi à parler de la banquise et du rapport que les Inuit nouent avec leur environnement », se souvient-elle.

Le light painting est un jeu que l’on peut pratiquer dans la nuit polaire. Image : Christian Morel

« Finalement, cela s’est bien passé », se souvient Éric Brossier. En 2025, une station scientifique en dur a été inaugurée à Qikiqtarjuaq pour continuer les mesures, construite par l’Université Laval, l’association Qikiqtani Inuit et la commune sur fonds Canadiens. Après 15 ans de cogestion entre le village et les scientifiques, la commune obtiendra l’entière responsabilité des lieux. « C’est hyper satisfaisant », confie Éric Brossier.

En 2021, de retour à Gris Fjord, Éric Brossier a eu besoin d’aide et s’est adressé à son ami Terry, le fils du chasseur. « J’avais mes flacons et un système de filtration d’eau, et on n’a pas ramené à manger à la fin de la journée », raconte l’ingénieur. Une sortie sans chasse ni pêche ni cueillette est assez inhabituelle dans la culture inuite.

France Pinczon du Sel se souvient : « Une femme qui détenait le pouvoir exécutif dans le village de Qikiqtarjuaq s’était exclamé au cours d’une discussion, ‘Je suis en manque de phoque’. Elle était en talons aiguilles dans son bureau et rêvait de se balader en skidoo pour rejoindre une des nombreuses cabanes de vacances. »

La cabane de Larry. Image : Eric Brossier

Malgré l’absence de gibier, Terry s’intéresse et prend goût aux sortis avec Éric Brossier. Il poursuit des manipulations scientifiques quand le duo s’absente, avant d’être parfaitement autonome. Aujourd’hui, il reçoit des instruments d’observation et met au point son matériel, ses traîneaux, sa motoneige pour prendre des mesures.

« Il n’est pas plus rémunéré que s’il devait guider des touristes ou vendre du poisson, il a en fait un réel intérêt pour la science. Pour moi, c’est une vraie satisfaction, de passer le relais », explique Éric Brossier. « C’est précieux pour les scientifiques, c’est tellement loin et compliqué d’accès. »

« Quand on parle de Jean Malaurie et de Paul-Émile Victor, ce sont des gens qui ont activé en France les fascinations polaires », explique France Pinczon du Sel. « Plein de Canadiens se fichent de leur côté arctique. Alors que nous, on n’a rien d’arctique, mais on n’est pas indifférent, cela évoque quelque chose comme la beauté, c’est dans l’inconscient collectif ».

Remerciements

Après avoir rencontré France Pinczon du Sel et Éric Brossier, j’ai réalisé qu’ils étaient tous deux d’une grande humilité, malgré le parcours qu’ils ont accompli, ou peut-être parce qu’ils ont accompli ce parcours, ou grâce à quoi ils ont pu l’accomplir. Sur la banquise, parfois, on ne sait pas si c’est nous qui avançons ou elle qui recule.

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