Parmi les scènes dont polarjournal.net a été témoin cette semaine, citons un passage au-dessus du Groenland à bord d’un petit avion bimoteur et les bruits d’un baptême dans une église d’Ilulissat datant de 1771.
Pendant deux semaines, polarjournal.net a envoyé deux reporters à Ilulissat pour prendre des portraits des habitants, afin de rendre compte de certains enjeux et changements qui s’y produisent. Pour vous donner une idée du voyage, voici quelques scènes dont ils ont été témoins.
Samedi 5, de Nuuk à Ilulissat
Tout petit avion, tout petit théâtre.
L’hôtesse de l’air est au four et au moulin. Elle semble seule à bord. Pour un peu, elle irait tirer elle-même sur les hélices de la machine (moulin) pour faire démarrer l’avion.
Nous sommes une vingtaine de passagers. À l’arrière, une grande banquette.
Elle prend la parole, le téléphone de bord coincé entre sa joue et son épaule. Elle a un visage rond, lisse, de grands yeux noirs, des cheveux fins et abondants lourdement tirés en arrière. Elle parle et accompagne sa parole des gestes de circonstances – les mêmes qu’ailleurs et pourtant, cette fois, ici, tout petit avion, tout petit théâtre, tout le monde regarde : le gilet de sauvetage (jaune, froissé et délavé) ; le sifflet couleur brique ; le geste en tirant vers le bas sur les languettes ; et, pour finir, le masque.
Fin de l’acte 1.
Elle ferme le rideau qui la sépare de la cabine, allume le chauffage (nous pouvons enlever nos manteaux) et on imagine qu’elle se change, comédienne groenlandaise derrière le rideau rouge de la compagnie Air Greenland.
La pièce durera une heure ; elle jouera tous les rôles.
L’avion décolle. Quelques minutes plus tard, elle rouvre le rideau. Elle s’est changée. Elle a enlevé son manteau. Elle porte son habit de fête : sa tenue d’hôtesse. Elle passe dans les rangs en proposant du café et des cookies (four).
Aller retour dans l’avion ; elle revient à l’avant, gare son chariot et referme le rideau qu’elle avait roulé et attaché le long du mur de droite. Gestes réglés ; petit théâtre de marionnettes.
Elle s’assied quelques minutes face à nous et pose un casque sur ses oreilles.
En contrebas de l’appareil, des roches sortent de la glace. Le soleil rasant du soir glisse sur une nappe blanche, griffée par leurs pointes saillantes. Sous la douceur d’une neige fraîche, la brutalité minérale émerge par petites touches. Des lacs dorment, ensevelis entre les cordillères qui se succèdent sans fin, jusqu’à ce que les nuages se chargent de les atténuer, de les faire disparaître, jusqu’aux dernières dents fichées dans un voile cotonneux. Dans les éclaircies, l’eau noire, sans fond, s’enfonce dans le creux des versants aux dalles couleur terre.
À leur pied, d’innombrables échancrures protègent la mer, qui se fige comme du lait caillé. Des plaques s’en détachent, comme des troncs portés par une rivière.
Nous avons de bonnes places, à l’orchestre (un seul instrument) : nous sommes assis au troisième rang. Les hélices font un bruit de tambour électrique en accéléré. C’est lourd, c’est sourd, ça tremble. Ça doit faire peur aux oiseaux ; le ciel est vide.
Alors que toutes les pièces de l’avion vibrent, la glace s’étire, se plisse ou ondule entre les collines, à presque en perdre ses nuances de gris, laissant le regard se perdre dans un blanc éblouissant, dénué d’imperfection.
Et, sous nos pieds, la calotte glacière. Un autre ciel. Ciel en haut et ciel en bas.
Et les montagnes blanches et noires comme une vieille peau ridée et graisseuse.
Ilulissat apparaît par les fenêtres à gauche de l’avion : quelques maisons perdues dans la glace, les nuages, le brouillard.
Elle reprend la parole dans le vieux téléphone noir. L’avion commence sa descente puis se reprend, remonte, tourne, revient et reprend sa descente à nouveau – le vent sans doute a-t-il ses caprices que l’on découvre en retrouvant le parterre des nuages.
L’hôtesse n’a pas bronché. Elle nous regarde sans bouger.
Ilulissat, minuscule sous nos pieds.
Et la banquise.
Tout petit avion. Immense théâtre.
Dimanche 6, baptême de Nora
Dimanche matin.
Il fait beau.
Hier, ciel gris et blanc qui se mélangeait avec la neige. Aujourd’hui, ce sont deux grands blocs de couleur : sol blanc, brillant, dense et épais ; ciel bleu, large, nacré de reflets violets.
Nous marchons vers l’église de Zion, à l’autre bout de la ville.
Il est 9 heures passé de quelques minutes quand nous arrivons devant le bâtiment installé au bord de la banquise. La porte de l’église est ouverte. Nous entrons. La nef est vide et éclairée. Nous avançons lentement. Des voix proviennent d’une petite salle, derrière le chœur. Nous nous approchons. Le pasteur est une femme. Nous lui adressons la parole en anglais :
– Bonjour Madame. Nous nous sommes permis d’entrer. Nous travaillons pour un journal Suisse et nous aimerions savoir si vous nous autoriseriez à enregistrer la cérémonie ce matin (nous tentons le tout pour le tout en groupant les questions mais nous n’avons aucune certitude qu’il y a une cérémonie ce matin).
Et nous ajoutons :
– Le son seulement. Pas d’image. C’est un travail d’écriture et de radio.
Elle réfléchit un instant, nous fait un geste de la main et quitte la pièce. Elle revient quelques instants plus tard et nous sourit.
– C’est d’accord. La cérémonie commence à 10 heures. Mais pas de photos. Et soyez respectueux des fidèles.
Nous remontons la nef et allons nous installer dans le narthex pour attendre 10 heures.
Les fidèles marmonnent des cantiques. Un galion dont l’artillerie pointe par les sabords, pend du plafond toute voile dehors. L’organiste en chemise s’applique. Les syncopes de l’orgue décale le début des strophes dans le contretemps, comme une procession qui reprendrait sa marche.
Ils se lèvent et se retournent. Ce dimanche à dix heures et demie, un cortège entre dans l’Église. Dans les mains d’une jeune homme en costume, l’enfant, les yeux grands ouverts. Ne sachant pas encore marcher, on le porte vers l’autel pour recevoir la bénédiction, sous les lustres dorés.
Robe noire et collerette blanche, le pasteur d’Ilulissat prononce le culte en Kalaallisut. L’éclat du soleil sur la neige passe par les larges fenêtres du temple. Un des plus vieux bâtiments du Groenland dont les portes s’ouvrent toujours à quelques mètres de la banquise dans la baie de Disko.
Des pas sur le plancher, quelques éclats de bruits d’eau, des paroles ponctuées d’un long Amen prononcé en deux syllabes A-men, et à nouveau le piano de l’organiste qui fait entendre une adoration.
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