Journal d’un voyage au Groenland : là où partent les bateaux et là où vient la ville

par Polar Journal AG Team
04/21/2025

Parmi les scènes dont polarjournal.net a été témoin cette semaine, citons le départ des marins en mer sur le petit port de pêche d’Ilulissat, le défilé des habitants de la ville au supermarché de Brugseni, les jours de Pâques et le bleu du ciel.

Image : Camille Lin

Pendant deux semaines, polarjournal.net a envoyé deux reporters à Ilulissat pour prendre des portraits des habitants, afin de rendre compte de certains enjeux et changements qui s’y produisent. Pour vous donner une idée du voyage, voici quelques scènes dont ils ont été témoins.

Lundi 14 avril

Image : Camille Lin

De son port, Ilulissat s’accroche à l’océan ; c’est une petite prise, mais elle tient bon. Encastré sous la route de l’aéroport et surplombé par des goélands qui gravitent autour des grues, il est celui des pêcheurs avant d’être celui des compagnies de tourisme ou du transport de fret. Tous les matins, des hommes en bottes y descendent à pied, en voiture, en taxi ou en scooter. Le banc dans l’angle de la station-service sert de point de rencontre et d’information, et ici les regards sont tout aussi affûtés que les paroles sont mesurées. Nous ne parlons pas le groenlandais : lecture du plan d’eau ou histoires de pêche, nous nous satisferons des observations. Le café n’est pas cher dans la guérite où les caisses enregistreuses sont celles des pompes à essence. Bonnet, moustaches, casquettes, queue de cheval, tous les styles passent la bordure du quai en empoignant une hanse en acier oxydé.

Mardi 15 avril


Image : Camille Lin

Aujourd’hui, la pêche sera bonne, il y a plus de monde qu’hier et les marins sont pressés de partir.
Des centaines d’embarcations individuelles de moins de 6 mètres, blanches, sont amarrées les unes aux autres, à la glace ou sur la glace, et chaque matin c’est le ballet pour faire le plein. Amarrages discrets, manœuvres contrôlées, on vient de côté, de l’arrière… tout dépend de l’emplacement du bouchon de réservoir. Certains prévoient des réserves en remplissant des jerricanes, la carabine est dans la malle sous le banc du pilote. À l’arrière, des poissons secs pendent au portique. Les lignes se préparent la veille au soir ou le matin tôt. Dans une poubelle noire, ils lovent des lignes ébouriffées d’appâts brochés d’hameçons brillants. Des calmars d’eau froide et des petits poissons sont découpés soigneusement avec des couteaux à la pointe fine et aiguisée. Le fil de la lame se reforme en frottant deux ensembles, croisés au niveau du torse. Un type aux cheveux gris souffle dans ses gants, un autre range son thermos et son casse-croûte, le temps s’est refroidi. Ils partent souvent seuls, mais ne se perdent pas de vue, ou peuvent appeler au secours par la radio.

Mercredi 16 avril


Image : Camille Lin

Les vacances de Pâques ont rajeuni l’âge moyen des frères de la côte. Ils arrivent dans des salopettes trop grandes, des bottes trop grandes et l’envie d’y aller eux aussi, dériver dans le courant, mouiller des lignes, interpréter la mer. Le soir, les voitures et les taxis reviennent pour ramener tout ce beau monde à la maison. Seul sur le quai, il arbore une veste orange, celle des touristes d’une compagnie de croisière française. Léonardo vient des Philippines, et son cousin, qu’il ne voit sans doute jamais, travaille dans la blanchisserie d’un paquebot qui a débarqué l’année dernière et lui a offert la veste réservée aux millionnaires en vacances. Léonardo travaille dans les cuisines de la cantine de l’usine à poisson, où la plupart des pêcheurs débarquent leur butin en fin de journée, dans des caisses en plastique, soulevées par les grutiers. Le soir arrive et la tension a disparu. Quelques bateaux rentrent d’une sortie en famille, avec femme et enfants, pour profiter des lumières du ciel et des bleus de la glace. Les bâillements se perdent dans le cri d’un goéland debout sur une plaque de glace à peine plus grande que ses pieds. C.L

Jeudi 17 avril


Image : Camille Lin

Souvent, dans le matin gelé, sur la route qui mène en bas de la ville, le port, les bâtiments de la mairie, les cafés, nous nous arrêtons chez Brugseni. Nous nous installons derrière le bar en plastique, le long des baies vitrées, et regardons les gens autour de nous.
Une femme plonge les mains dans la poubelle du bar pour récupérer des cannettes vides qu’elle apporte à la consigne, quelques mètres plus loin. Elle revient vers nous. Sa main droite, abîmée, est repliée sur elle-même comme les serres d’un oiseau.
Il fait gris, ciel grevé, neige qui tombe.
Plus loin, trois gamins discutent. Le plus vieux d’entre eux portent des lunettes de soleil. Ils viennent acheter du Red Bull, des sodas.
Pas de musique dans ce supermarché ; on entend le bruit des frigos (les marques sont américaines, danoises), des bruits de pas sur le sol dallé, le bruit de la caisse enregistreuse.
Les étals de légumes sont pleins aujourd’hui ; le bateau rouge est passé. À l’entrée, dans un grand bac en plastique, une pile d’ananas. On sent la distance parcourue par les choses. Camions, avions, bateaux, Ilulissat, Groenland, 5000 habitants, Brugseni. Un ananas en promotion coûte 30 couronnes danoises pile. Environ 4 euros. Les fleurs en plastique – roses, chrysanthèmes – 60 couronnes danoises. Environ 8 euros. Une caisse de fraises – 100 couronnes.
La femme est assise et attend les prochaines canettes, son téléphone dans la main droite (l’autre).
Dehors, plusieurs taxis attendent sur le parking. Un homme crache au sol ; un autre glisse sur une plaque de verglas et rit. Chauffeurs de taxis, ouvriers du bâtiment, employés de bureaux, salariés de la ville, parents avec leurs enfants.
Visages fermés.

Vendredi 18 avril

Image : Adrien Chevrier

Ce genre d’endroit aussi permet l’égalité du regard.
Nous y retournons le lendemain.
Le soleil calme un peu les tristesses et donne du travail aux bancs de la ville. Ici, comme ailleurs, les vieillards sont souverains sur ceux qui tournent le dos à l’entrée de Brugseni. À l’extrémité de celui de droite, une vieille dame vend des babioles pour touristes dans un carton posé au sol.
Il y a du monde le midi chez Brugseni. C’est la pause. Les gens viennent faire leurs courses, acheter des sandwichs, passer quelques minutes au chaud.
On croise H., le gamin avec qui nous sommes allés nous promener aux icebergs l’autre jour. En vacances cette semaine, il vient s’acheter des friandises.
– ⁠What’s up bro ? Is it open today ? demande-t-il à propos du centre de résidence qui nous accueille depuis notre arrivée.
– ⁠Oh no, I’m sorry, but it will be open tomorrow, what do you think ? lui répondons-nous.
– See you tomorrow then ! Répond-il en souriant sans s’arrêter.

Passe cet homme que nous voyons tous les jours ; un des seuls sans-abris de la ville ? Il a le regard fixe, la barbe abîmée, les doigts brûlés. Il porte une vieille doudoune noire, un vieux pantalon de ski, des chaussures de randonnée. Il marche. Il marche du matin au soir. À grandes enjambées. Des pas de géant. Pas les pas d’un errant ; il sait où il va. Il marche dans le temps et fait des allers-retour comme pour refermer la déchirure entre le matin et le soir.
Quand il ne marche pas, il ramasse des mégots au sol. Quand nous le croisons, nous lui offrons une cigarette qu’il prend en nous souhaitant une bonne journée.

Samedi 19 avril

Image : Adrien Chevrier

Le lendemain, la ville est en fête. C’est Pâques. Plusieurs équipes de volleyball sont à Ilulissat pour s’affronter lors d’un grand tournoi national. On entend les cris des équipes depuis l’extérieur du bâtiment. Tout est beaucoup plus joyeux aujourd’hui devant Brugseni. Les bancs sont pleins et les enfants vont et viennent – à la fin de la journée, les étals de viennoiseries seront complètement vides.

Et puis le soleil (Malina, dans la mythologie inuit, est connue pour sa passion, son courage, sa beauté mais aussi l’histoire tragique qui la relie à son frère, Igaluk, ou Anningan, la Lune), le soleil tient dans le ciel. C’est le printemps. Après un regain de gel, on retrouve les bruits de la ville quand la glace et la neige donnent une autre forme à « l’impermanence des choses » dont parlent les japonais : roues de voitures qui éclaboussent, flaques, échos (la neige, ce grand drap blanc posé sur les choses comme une maison qu’on ferme, avait tout ouaté, tout éteint dans le silence).

Nous partons demain matin. Nous avons rangé nos micros. Rien n’est simple. Si toutes les villes du monde se déchiffrent, dit-on, comme une partition de musique, alors celle-ci, le plus souvent, ressemble à une grande page blanche traversée de signes indéchiffrables et silencieux, des points noirs comme des ombres – bateaux, corbeaux, goélands, voitures, chiens, silhouettes – et, derrière chacune d’entre-elles, au bout de chaque rue, les icebergs – ces nuages dans la mer, ces ombres blanches. A.C

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