Christiane Ritter, une femme dans la nuit polaire

par Mirjana Binggeli
01/17/2025

Devenu un classique du genre, Une Femme dans la nuit polaire fait l’objet d’une réédition en français. L’occasion de revenir sur le récit d’une aventurière polaire pas comme les autres. 

Christiane Ritter lors de l’hivernage qu’elle a effectué au Spitzberg entre 1934 et 1935. Photo : Bjørn Klauer

Été 1934, Spitzberg. Christiane Ritter débarque avec ses valises sur une plage sombre et désolée. Seule passagère à quitter le luxueux navire de croisière Lyngen, Ritter se demande déjà ce qu’elle fait là. Voilà plusieurs semaines qu’elle préparait ce voyage. Son mari, Hermann, avait demandé à ce qu’elle le rejoigne sur ces terres isolées du Grand Nord où il était sur le point d’entamer une nouvelle saison en tant que trappeur. Christiane fait ses bagages, où elle fourre tant bien que mal le strict nécessaire, et quitte en tenue de ski son confortable foyer de Vienne par un chaud mois de juillet. Ses proches, inquiets par ce voyage, l’accompagnent à la gare sans cacher leur désapprobation. « Mon mari, estimaient-ils, méritait des claques pour m’entraîner dans une aventure pareille. »

Arrivée dans un Spitzberg sauvage, glacé et isolé, elle découvre une cabane on ne peut plus spartiate, un mari quelque peu hirsute et Karl, compagnon de trappe de son époux qui, ô surprise, partagera la cabane du couple. Christiane voit déjà le navire s’en retourner en Europe avec appréhension. Il ne reviendra pas avant une année. 

Vous l’aurez compris : Christiane Ritter n’a rien de l’exploratrice ou de l’aventurière polaire lambda. Et pourtant. Le récit qu’elle fera de son expérience polaire deviendra un classique de la littérature allemande. Traduit en neuf langues, il vient d’être réédité en français aux éditions Albin Michel alors que l’on commémore les 25 ans de sa mort cette année. L’occasion pour Polar Journal AG de se pencher sur l’histoire de cette femme au foyer devenue exploratrice polaire et auteure du classique Une Femme dans la nuit polaire.

Une aventurière polaire pas comme les autres

Christiane Ritter est la femme au foyer typique des années 1930 que rien ne prédisposait à un tel voyage. Sauf peut-être une chose : son mari. Officier de marine, Hermann décide un jour de tout plaquer pour les contrées sauvages du Spitzberg et la vie de trappeur. Au gré des lettres qu’il adresse à son épouse, qui finit par se forger une idée très romantique de ces contrées, il parvient à la convaincre de le rejoindre pour un hivernage. 

Ritter raconte bien le premier choc initial face à cet environnement vide et désolé qu’elle ne peut trouver beau, « même avec la meilleure volonté du monde ». L’adaptation est difficile et donne lieu à des scènes franchement drôles, entre une Christiane au bord de la dépression et deux hommes qui semblent redécouvrir, un peu gauchement, les bases de la galanterie. 

La vie commune s’organise malgré tout et Christiane s’habitue à accommoder la viande de phoque à toutes les sauces possibles et disponibles, à cuisiner sur un fourneau aussi mal fichu que capricieux et à entretenir son ménage à renfort d’eau glacée. 

Parallèlement, elle apprend à relever les pièges à renard, à tirer au fusil, à vider les phoques et à traiter leurs peaux et leurs chairs. Pour le plus grand bonheur de ces messieurs qui, avec l’arrivée de Christiane, troquent une cabane à peine entretenue pour un petit havre tout propret et bien rangé. Ainsi que du linge blanc immaculé que Ritter part laver dans une rivière glacée avant de le mettre à sécher, ou plutôt « à durcir », au grand air de l’hiver arctique. 

« Il devrait y avoir une femme dans chaque refuge », s’exclame Karl en engloutissant les délicieux ragoûts de phoque et les gâteaux confectionnés par Christiane.  

Pourtant, l’épouse autrichienne ne se cantonne pas au ménage et à la reprise des grosses chaussettes en laine. Très vite, le virus de l’exploration la pique et elle entreprend de visiter les alentours, livrant au passage des descriptions de plus en plus précises de ce qu’elle voit. 

Les paysages, initialement désolés et vides, comme morts, s’emplissent soudain de vie, de détails, de couleurs : ici, des fleurs aussi délicates que tenaces, là une famille d’ours polaires qui passe sur le pack ou encore un renard baptisé Mikkl qui suit le trio comme un chien et que les hommes renoncent à abattre grâce à l’intervention de Ritter. 

Hermann et Christiane Ritter devant leur cabane au Spitzberg. Photo : Bjørn Klauer

Seule dans la nuit polaire

Et il y a le récit de cet isolement qu’elle choisit de vivre en renonçant à suivre les hommes à la chasse. En plein hiver, dans la nuit polaire, Ritter décide de rester seule dans la cabane durant des semaines. Elle raconte alors cette immense solitude, l’absence de repères physiques dans l’obscurité sans fin de l’Arctique et ce sentiment étrange d’être perdu dans une nature trop puissante qui pourrait bien vous pousser aux confins de la folie. 

Ritter parle aussi de l’inquiétude constante de manquer de nourriture, cette crainte venue du fond des âges et qui a fini par se diluer dans la confortable société européenne qu’elle a quittée et qui lui paraît de plus en plus étrangère. Pourtant, on s’y accroche à cette civilisation et ses manifestations deviennent parfois source de réjouissances. Comme dans cet épisode où Ritter raconte comment la lecture même des petites annonces trouvées dans les pages d’un vieux journal édité en Norvège devient passionnante quand on est isolé dans la nuit polaire. « Vous avez une panne de lumière ? Appelez Sørrensen. Tél. 249, Tromsø. »

Femme au foyer vs. explorateurs polaires

Le séjour de Ritter au Spitzberg s’achèvera en 1935 mais ce seul hivernage (elle ne retournera jamais en Arctique) la marque définitivement. Auteure et peintre, Ritter entreprend la rédaction de son histoire qui sera publiée en 1938 sous le titre Eine Frau erlebt die Polarnacht. L’ouvrage devient un best-seller en Autriche.  

Un tel succès s’explique peut-être par la singularité du récit de Ritter. Un témoignage qui tranche avec l’habituelle littérature polaire. 

Les récits arctiques sont souvent des récits de lutte et de conquête. Des histoires où l’homme est aux prises avec une nature impitoyable sur laquelle il devra l’emporter pour rester en vie. Ce sont aussi des récits d’explorateurs volontaires et ambitieux, partis à la découverte de terres sauvages largement inexplorées. Parfois pour la patrie, parfois pour la science, souvent pour la gloire qui va avec le privilège d’être le premier à fouler des terres convoitées et mystérieuses. Les ouvrages qui en résultent sont souvent des récits âpres de conquête et de survie. 

Le témoignage de Ritter est différent. Il est celui d’une femme qui ne cherche pas à conquérir l’Arctique, à s’imposer par l’ingénierie, la science ou la force. Il est plutôt le récit d’une découverte, tant intérieure qu’extérieure. L’histoire d’une femme qui s’avance d’abord effrayée dans un monde qu’elle ne comprend pas et qui lui semble aussi sombre que vide. 

Puis, au gré des semaines et des mois, elle apprend la survie à la fois dure et simple qu’impose l’Arctique. Elle apprend à regarder et à déchiffrer les paysages et les mouvements du pack, à observer la faune autour d’elle et à endurer les jours sans fin de blizzard ou le silence profond de la nuit polaire. Elle découvre la beauté éclatante des aurores boréales et les reflets d’argent de la lune sur la glace. Au fil des pages, elle raconte comment elle succombe aux charmes de l’Arctique, tombe en amour pour cet environnement si particulier et comment elle s’abandonne à cette vie, isolée au milieu de nulle part où tout ne semble tenir qu’à un fil. 

Au-delà, le témoignage de Ritter a pour mérite d’abolir la distance avec ses lecteurs devenant probablement l’un des récits polaires les plus accessibles pour le grand public, tout en gardant son attrait pour des lecteurs plus avertis. 

À travers l’expérience de son auteure, on découvre petit à petit un environnement a priori hostile mais qui devient empreint de poésie et de beauté. Ritter parvient à livrer un témoignage qui, sans rien édulcorer ou enlever à la dureté d’une nature extrême, donne à l’Arctique une dimension de foyer. Comme une cabane de trappeur, isolée dans l’immensité du Grand Nord, où le fusil est accroché au clou et les rideaux à fleurs aux fenêtres.

Mirjana Binggeli, Polar Journal AG

Christiane Ritter, Une Femme dans la nuit polaire, Albin Michel, coll. Espaces Libres Poche, 2025, 224 pages, EAN 9782226498779


Christiane et Hermann Ritter, un couple polaire

Hermann et Christiane Ritter au Spitzberg. Photo : Bjørn Klauer

Née le 13 juillet 1897 en République tchèque dans une famille aisée, Christiane Knoll manifeste rapidement un intérêt pour les beaux-arts. Elle étudie la peinture et l’illustration dans différentes écoles européennes avant de se marier avec Hermann Ritter, un jeune officier de marine. Passionné par les régions polaires, le jeune homme hiverne à plusieurs reprises au Spitzberg. Devenu trappeur, il rencontre le Norvégien Karl Nicolaisen qui devient son partenaire de chasse. 

En 1934, en prévision de l’arrivée de son épouse, il s’installe dans une cabane située à Gråhuken, entre Woodfjorden et Wijdefjorden, dans la partie la plus au nord de la Terre d’Andrée, au nord-ouest du Svalbard. L’hivernage s’achève en 1935 et le couple retourne à Vienne où Christiane s’attelle à l’écriture d’Une Femme dans la nuit polaire. Publié en 1938, le livre connaît le succès.  

Lorsque la Seconde guerre mondiale éclate, Hermann Ritter est enrôlé dans la Kriegsmarine et devient commandant du Hermann, un phoquier reconverti en navire d’observation météorologique. Catholique fervent, il n’adhère guère à l’idéologie nazie et sa loyauté est souvent questionnée par ses supérieurs.  

Lors d’une mission au Groenland en 1943, le Hermann est coulé et Ritter est fait prisonnier par des soldats danois et livré aux Américains. Il passera le reste du conflit comme prisonnier de guerre d’abord à Ittoqqortoormiit puis aux États-Unis. 

Une fois la guerre terminée, il retourne auprès de son épouse et de leur fille, Karin. La famille déménage dans le land de Styrie en Autriche.

Hermann décède en 1968 à l’âge de 76 ans. Son épouse lui survivra plus de trente ans avant de s’éteindre le 29 décembre 2000 à Vienne. Elle avait 103 ans.

La cabane dans laquelle le couple a hiverné en 1934-1935 a été rebaptisée Ritterhytta, soit la cabane des Ritter en norvégien. Des images et un tour virtuel de la cabane sont disponibles sur ce lien. Capture d’écran : spitzbergen.de