Une créatrice qui enveloppe les corps avec l’esprit des Samis

par Camille Lin
02/06/2025

Un changement de cap en 2008 a permis à Anne Berit Anti de raconter l’histoire de son peuple par le biais de la mode. Un pied dans la modernité, un pied dans la tradition, elle invite tout un chacun à porter des créations originales inspirées de la vie dans la toundra.

Certains motifs utilisés par Anne Berit Anti se réfèrent aux colliers traditionnels. Image : Camille Lin

Cheveux clairs, une monture de lunettes large et un regard précis qui vous sonde, Anne Berit Anti tient sa boutique de prêt-à-porter, à Tromsø, l’air curieux et chaleureux. « Souvent, les touristes passent dans mon magasin, me demandent des costumes ou des chapeaux traditionnels, mais ce n’est pas ce que je fais. Alors, je m’excuse de ne pas pouvoir leur offrir, parce que cela appartient à mon peuple », nous explique la créatrice après l’avoir rencontrée au milieu des écharpes en laine, des pantalons, et des bijoux. « Je propose des pièces inspirées de la culture sami, c’est une forme d’invitation, ou d’initiation. Les touristes sont finalement très contents parce qu’ils sentent une forme d’authenticité. Quand je fais mes créations, je ne pense pas aux touristes, mais au peuple Sami. »

Originaire d’une famille d’éleveurs de rennes du village de Karasjok, dans la région du Finnmark, Anne Berit Anti a créé un espace de rencontre entre la culture moderne et les traditions. Les modernes peuvent s’envelopper dans de la laine de mérinos marquée de références culturelles, et les Samis peuvent représenter leur culture dans la vie de tous les jours. Au départ, elle voulait développer un design destiné aux femmes samies pour les fêtes, les concerts ou les rendez-vous. Cela n’existait pas vraiment à la fin des années 2000. « Aujourd’hui, nous sommes un peu plus nombreux à le faire, et j’espère que les jeunes viendront et prendront la suite », explique-t-elle.

« Mon imagination galopait »

Le goût pour les créations vestimentaires lui est venu un printemps alors qu’elle était avec sa famille, en transhumance. Les rennes devaient quitter leurs quartiers d’hiver pour rejoindre la côte. « La toundra était blanche, le ciel était blanc et le soleil était clair et éblouissant. Mon imagination galopait follement et j’ai pensé à des habits en noir et blanc, dans la nature », se rappelle-t-elle. « Je n’avais jamais rien cousu à ce moment-là. »

Les touristes affluent à Tromsø dans l’espoir d’apercevoir une aurore ou de visiter un élevage de rennes sami, et ne repartent pas sans avoir visité une boutique de souvenirs. Image : Camille Lin

Cette impression ne la quitte pas, alors même qu’elle exerce sa profession de journaliste. Elle fabrique quelques costumes traditionnels, avec l’aide de sa tante, cela lui plaît. « Je me suis dit que créatrice de mode, c’est aussi en quelque sorte raconter des histoires », se souvient-elle. « Alors pourquoi ne pas franchir le pas ? »

Un voyage initiatique

L’école d’art à Oslo répond à ses sollicitations. Pour s’inscrire, il fallait montrer quelques photographies de pièces originales. Elle invite donc quelques amis pour un shooting à -30°C, en haut d’une montagne. Tout le monde attrape froid, mais elle est retenue pour l’oral. En 2008, elle déménage à Oslo afin d’y étudier pendant trois années.

Ce voyage l’éloigne du territoire sami. Elle s’inquiète pour son fils de 10 ans, qui ne pourra peut-être pas continuer à apprendre sa langue à Oslo, ni même l’histoire de son peuple. Finalement, ce qui aurait pu ressembler à une coupure s’est avéré être un retour aux sources. « J’ai décidé de travailler dur avec lui à la maison et lui transmettre notre culture, notre langue et notre histoire », explique-t-elle. Au programme par exemple : le conflit d’Alta, où les Samis ont entamé une grève de la faim et protesté contre les autorités norvégiennes qui voulaient construire un barrage destiné à la production d’énergie hydroélectrique et donc submerger un village sami. L’oncle d’Anne Berit Anti a participé à ce mouvement, comme beaucoup d’autres à l’époque.

Tromsø, en hiver, est si active, si blanche et si décorée qu’on en oublierait presque que le soleil ne se lève plus au-dessus de l’horizon. Image : Camille Lin

« Je prenais mon fils avec moi aussi quand je faisais mes travaux d’école. Son retour, ses remarques, ses réactions m’aidaient à comprendre les besoins que la culture sami éprouvait pour sa survie. Il a dessiné le lavvu [tente traditionnelle, ndlr], c’est un symbole qui est aujourd’hui le plus proche de mon cœur », m’a-t-elle expliqué en montrant un symbole sur une jambe de pantalon.

Blanc, noir et rouge

Une version du luhkka (un habit d’hiver) pour femme n’a pas quitté son répertoire depuis la fin de ses études en 2011. Elle la présente dans ses rayons depuis plus dix ans. Des nouveautés sont apparues au fil du temps, des recherches et du travail. Comme des bonnets qui rappellent les coiffes d’autrefois, des moufles fines ou des combinaisons pour les enfants. Anne Berit Anti puise et s’inspire du mode de vie dans la toundra, de la nature, des coupes et des motifs traditionnels, mais jamais elle ne les reproduit. « Sinon, c’est un peu comme scier la branche culturelle sur laquelle on est assis », précise-t-elle. « J’utilise mes couleurs : noir, blanc, gris et rouge. Je ne sais pas pourquoi, mais j’y reviens toujours, c’est le fil rouge de toute ma collection. » Les costumes traditionnels quant à eux utilisent le bleu, le rouge et le jaune.

« Des fois, je pense que le noir serait le bleu, le blanc serait le jaune, et que le rouge reste le rouge », explique-t-elle. « Le rouge est une couleur qui se rapporte à tout : vous avez l’amour, l’âme et la force. Et nous en avons besoin à cette époque, nous nous battons contre des tas de choses. »

La collection d’Anne Berit Anti s’adresse à tous les sexes et à tous les âges. Image : Camille Lin

Le noir et blanc ne serait pas un point de vue nostalgique ? Ou encore un ton impératif pour rappeler l’existence de la culture samie ? Ou bien, simplement, une référence à cette vision dans le soleil éblouissant de la toundra ? Et le rouge ? Ne serait-ce pas un trait d’union entre les cultures ?

« Tu n’es pas allée à Paris »

Après ses études, Anne Berit Anti revient à Karasjok puis déménage à Tromsø, il y a cinq ans. Elle y ouvre une boutique pignon sur rue dans le centre-ville, travaille parfois pour le média sami Avvir, et vie de ses créations. « Au départ, mon ambition était de toucher le monde entier, voyager vers Paris et participer à ces grandes rencontres de la mode. Mais finalement, j’ai l’impression d’avoir atteint mon objectif depuis Tromsø, parce qu’ici, c’est le monde qui vient à toi. Je me suis récemment dit : tu n’es pas allée à Paris, mais Paris est venu à toi. »

Rester à Tromsø ne l’a pas empêché d’étendre son champ d’action vers la Suède, à Kiruna, où elle conçoit des costumes pour une compagnie le théâtre sami Giron. La pièce Jorribiegga d’Ánte Siri traite de l’arrivée l’arrivée de constructeurs d’éoliennes dans la région. « C’est un problème », remarque-t-elle. « Être avec les Samis ici, c’est drôle parce que nous sommes le même peuple, mais nous ne nous voyons pas tant que ça. »

Camille Lin, Polar Journal AG

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