L’insécurité alimentaire affectant fortement les communautés inuit, des ateliers communautaires réunissant des aînés, des chasseurs et des scientifiques ont été organisés pour discuter de la manière d’utiliser l’ADN pour la faune arctique et la sécurité alimentaire.
Par Shivangi Mishra et Srijak Bhatnagar
Plus de trois quarts des adultes de l’Inuit Nunangat sont confrontés à l’insécurité alimentaire, un taux plus de six fois supérieur à la moyenne nationale canadienne. Cette statistique reflète non seulement l’accès limité aux aliments du marché, mais aussi les perturbations des écosystèmes arctiques qui ont un impact sur la disponibilité des aliments traditionnels.
Les principales sources de nourriture pour de nombreux peuples autochtones de la région, y compris les Inuit, sont les animaux sauvages de l’Arctique, tels que le bœuf musqué et le caribou. Le lien que les Inuit entretiennent avec la terre, la mer et les animaux fait partie intégrante de leur santé physique, mentale et spirituelle. Cependant, le changement climatique ne bouleverse pas seulement les écosystèmes arctiques, il menace également les sources d’alimentation traditionnelles des Inuit et leur bien-être.
Le changement climatique a également un impact sur la santé, la durabilité et la sécurité d’espèces arctiques clés telles que le bœuf musqué, le béluga et d’autres animaux terrestres et marins. Le déplacement d’espèces méridionales vers le Nord, l’arrivée d’espèces envahissantes et de pluies hivernales ne sont que quelques-uns des phénomènes liés au climat qui altèrent la santé et la répartition des espèces arctiques.
En partageant des histoires et de la nourriture, nous avons réuni des personnes et des points de vue différents pour discuter des moyens d’utiliser l’ADN pour la faune arctique et la sécurité alimentaire autochtone. Grâce à des ateliers, nous créons un espace dans les communautés arctiques pour que les aînés, les chasseurs, les trappeurs et d’autres membres de la communauté et parties prenantes – y compris des scientifiques – puissent partager leurs connaissances, susciter le dialogue et orienter la recherche.
Les informations relatives à l’ADN peuvent-elles contribuer à atténuer les menaces qui pèsent sur la faune arctique ? Dans l’affirmative, comment ? Quels sont les animaux prioritaires ? Les réponses à ces questions nécessitent une collaboration entre diverses parties prenantes, notamment les communautés et les peuples autochtones, les scientifiques, les opérateurs touristiques, les pourvoyeurs, les responsables politiques et les décideurs.
Ateliers communautaires
Peut-on évaluer la taille des troupeaux de bœufs musqués ou la santé des individus à l’aide de l’ADN ? Comment les échantillonner ? Combien cela coûterait-il ? Peut-on le faire de manière non invasive en utilisant uniquement leurs excréments ? Peut-on trouver la maladie mortelle dans leurs excréments ? Qu’en est-il de la nourriture qu’ils consomment ? Y a-t-il des vers pulmonaires ? Les bœufs musqués du continent et des îles sont-ils différents ?
Telles sont quelques-unes des questions que nous avons abordées lors de l’atelier de l’année dernière consacré aux bœufs musqués et à la génomique dans la communauté. Nous avons appris à connaître les technologies de l’ADN telles que l’ADN environnemental (eDNA), ainsi que leur utilité, leur rentabilité et leurs limites.
En s’appuyant sur un modèle d’atelier communautaire, l’équipe d’Arctic Genomics et nous-mêmes l’avons élargi grâce à un format hybride qui privilégie le dialogue en personne, fondé sur la culture, tout en se connectant à distance avec des scientifiques occidentaux de l’ensemble du Nord circumpolaire.
Cette approche permet d’approfondir les discussions sur les outils basés sur l’ADN, notamment en écoutant des experts, en voyant des exemples d’utilisation, en discutant de l’applicabilité aux problèmes prioritaires, en évaluant la pertinence et l’acceptation culturelles et en identifiant les moyens de protéger les biens bioculturels.
Partager les connaissances
La génomique et les méthodes basées sur l’ADN constituent des outils puissants pour comprendre la biodiversité et les maladies émergentes. Toutefois, si la communauté n’est pas impliquée, ces méthodes risquent d’être déconnectées des besoins du monde réel.
Lors des ateliers, les aînés ont rappelé comment leurs ancêtres lisaient la terre à travers le comportement d’animaux comme l’Umingmak (bœuf musqué) et le Tuktu (caribou), s’appuyant sur des générations d’observation pour prédire les changements dans l’environnement. Aujourd’hui, la distance croissante que les chasseurs doivent parcourir pour trouver des bœufs musqués témoigne de l’aggravation des effets du changement climatique.
C’est au travers de ces conversations et de ces questions que les connaissances traditionnelles, les valeurs et les expériences vécues sont partagées. C’est là que l’on apprend que la compréhension dépasse non seulement les barrières linguistiques, culturelles et géographiques, mais qu’elle est également partagée entre les connaissances traditionnelles et la science occidentale.
Les connaissances traditionnelles offrent les premiers signes d’un changement écologique, tels que l’observation du comportement des animaux, les schémas de migration et les changements dans la couleur et le goût de la viande. En intégrant les connaissances locales à la génomique, les scientifiques peuvent mener des recherches qui non seulement correspondent aux besoins de la communauté, mais fournissent également un contexte crucial pour la conception, la mise en œuvre et l’interprétation des résultats de l’étude.
En inuktitut, piliriqatigiinniq est la valeur qui met l’accent sur le travail en commun pour une cause commune. Pour créer un pont entre les deux systèmes de connaissances, il suffit d’écouter, de communiquer et de s’engager à travailler avec les autres. Si les chasseurs peuvent être formés à la collecte d’échantillons de bœuf musqué, les scientifiques peuvent l’être à la communication des résultats à la communauté.
Sécurité alimentaire pilotée par la communauté
Depuis longtemps, les communautés autochtones ne sont pas suffisamment consultées, font l’objet de recherches excessives et sont exploitées par les scientifiques occidentaux. Un engagement significatif nécessite des partenariats réciproques et respectueux à long terme. Les ateliers communautaires sont un moyen de les favoriser, et la collaboration avec d’autres scientifiques engagés dans la communauté en est un autre. Toutefois, comme pour toute relation, l’instauration de la confiance prend du temps.
La recherche sur l’ADN menée en partenariat avec la communauté permet non seulement de mettre en pratique les connaissances grâce à la collaboration, mais aussi de faire en sorte que la génomique et les concepts génétiques fassent partie de l’autodétermination des Inuit. Lors de l’atelier, en intégrant différents systèmes de connaissances et détenteurs de connaissances, nous avons établi un lien entre d’autres espèces, telles que le saule arctique, le corbeau, les limaces et les moustiques, et la santé et le bien-être du bœuf musqué.
L’atelier a permis d’établir une liste d’espèces prioritaires pour le séquençage du génome qui peut contribuer à la santé de la population de bœufs musqués. Nous avons contribué à établir de nouveaux liens entre les chasseurs, les trappeurs et les scientifiques, afin que des échantillons puissent être prélevés pour le séquençage du génome. Il s’agit là d’un exemple des résultats de nos ateliers qui éclairent la manière dont les outils basés sur l’ADN peuvent contribuer à la surveillance et à la cogestion de la faune. Ce processus permet de s’assurer que la recherche est pertinente et ancrée dans les régions où elle est menée.
Il est important que l’engagement aille au-delà de l’échantillonnage communautaire et qu’il soutienne l’interprétation collaborative de la recherche, la collaboration avec les auteurs et la gestion éthique des données. Les participants à nos ateliers sont co-créateurs et co-auteurs de rapports, de résumés de conférences et de publications dans des revues (actuellement en cours de révision). Ils reconnaissent ainsi leur rôle et leur contribution à la recherche.
La recherche sur l’ADN menée par les Inuit et basée sur les communautés, qui intègre les connaissances traditionnelles et occidentales, offre un modèle puissant et évolutif pour aborder la question de la sécurité alimentaire dans un Arctique en mutation. Elle associe une science fondée sur la culture à des perspectives autochtones pour protéger les écosystèmes et les régimes alimentaires de l’Arctique, préserver l’identité culturelle et donner aux générations futures les moyens d’agir.
Shivangi Mishra, Associée postdoctorale, Institut arctique d’Amérique du Nord, Université de Calgary
Srijak Bhatnagar, Professeur adjoint, Faculté des sciences et de la technologie, Université d’Athabasca
Cet article est republié à partir de The Conversation sous une licence Creative Commons. Lire l’article original