L’océanographe Benjamin Rabe prévoit d’étudier le phénomène de remontée d’eau chaude et de nutriments déjà observé aux bordures de l’océan Arctique pour voir s’il s’étendra vers le pôle Nord au cours de la prochaine décennie. Son projet s’appui sur Tara Polar Station et sa série d’expéditions Polaris. Entretien.
Benjamin Rabe, vous êtes océanographe physique à l’Alfred Wegener Institute, et vous étudiez les hautes latitudes de l’Arctique depuis 2006. Vous êtes impliqué depuis cinq ans dans la préparation des missions de Tara Polar Station, un navire de recherche baptisé en avril dernier pour dériver dans la banquise et observer l’océan Arctique. Pourtant, le brise-glace Polarstern est capable de conduire des opérations scientifiques en milieu polaire. Que trouvez-vous d’intéressant dans la station polaire de Tara pour mener vos recherches, et comment ces deux vaisseaux se complètent-ils ?
Quand Nansen est allé dans l’Arctique en 1893 avec Fram, il a ouvert la voie à d’autres expéditions. La dérive de Tara en 2007 et la mission MOSAiC en 2019 en sont des exemples, toujours plus scientifiques, reprenant le principe de dérive dans le courant transpolaire. Ce que l’on peut en retenir, c’est que la continuité des mesures est essentielle, surtout en période de changements marqués dans le fonctionnement de l’océan.
Quand Polarstern a mené ses observations en 2019, cela a été un gros effort, impliquant beaucoup de scientifiques et de navires. Encore aujourd’hui, de nouvelles publications scientifiques s’appuient sur cette expédition, mais ces opérations sont difficilement reconductibles chaque année.
Tara Polar Station a un format tout à fait différent. Avec un personnel réduit, elle a été pensée pour opérer sur une période plus longue. De cette façon, on peut gérer des programmes et travailler sur une décennie de traversées répétées de l’Arctique.
Pendant l’expédition MOSAiC, vous avez étudié l’évolution de l’eau douce dans la partie supérieure de l’océan Arctique et ses liens avec les apports des continents et des autres océans, ainsi que les interactions entre l’océan et la glace de mer. Vous vous intéressez aussi, plus largement, aux changements décennaux associés au réchauffement climatique. Qu’espérez-vous découvrir avec Tara Polar Station et ses missions Polaris I, II, III… ?
Nous prévoyons d’observer l’évolution de l’océan au fil des saisons, sur plusieurs années. Nous allons déployer des véhicules et des instruments autonomes sur la glace à côté de la station pour avoir accès aux vagues internes, à la température, à la salinité, etc., et en profiter pour développer de nouveaux capteurs.
Nous allons explorer les 100 premiers mètres de profondeur, de la surface à la couche d’eau atlantique qui arrive par le détroit de Fram. Normalement, cette couche plus chaude reste assez isolée de la surface en raison de la stratification, c’est-à-dire les couches de salinité différente situées au-dessus – l’halocline -, mais cette stratification est en train de changer. Elle s’affaiblit le long des talus continentaux, et cela se produit déjà près de la mer de Laptev.
Je serais intéressé de voir si cela s’étend vers le centre de l’océan. Au point de départ de notre dérive, il est possible que nous l’observions, et nous verrons comment cela évolue au cours de notre chemin vers le pôle Nord.
En hiver, la formation de la glace de mer renforce la présence de sel dans l’eau de surface, provoquant des échanges verticaux dans la partie supérieure de l’océan. Ainsi, différentes propriétés de l’eau remontent vers la surface, ce qui pourrait potentiellement être le cas de la chaleur contenue par la couche d’eau chaude de l’Atlantique. Mais il nous faudra au moins dix ans, voire plus, pour distinguer la tendance de fond de la variabilité interannuelle, c’est-à-dire les phénomènes ponctuels.
Je me demande aussi si les remontées de nutriments seront suffisantes pour nourrir le phytoplancton pendant toute la saison lumineuse, puisque normalement, l’été, la stratification se renforce et l’apport en nutriments diminue.
Toutefois, il a été observé, dans certaines bordures de l’Arctique, que la stratification dans la partie supérieure de l’océan s’affaiblit et que le mélange près de la surface s’intensifie en hiver. Il est probable que davantage de nutriments seront disponibles en accédant à des couches qui sont habituellement hors de portée.
Même si la stratification, dynamisée par l’eau de fonte de la banquise, reste importante dans le centre de l’Arctique, la remontée de chaleur et de nutriments pourrait commencer à être observée. En effet, un autre phénomène pourrait entrer en jeu : l’arrivée des vagues, avec la réduction globale de l’épaisseur de la glace.
Avec les missions Polaris, vous allez augmenter les observations du centre de l’Arctique en hiver pendant au moins dix ans, à l’approche de l’Année polaire internationale 2032-2033, un événement scientifique majeur pour l’étude des pôles. Comment voyez-vous l’océan Arctique dans moins de dix ans ?
Certaines parties de l’Arctique devraient se rapprocher des conditions normales du nord de l’océan Atlantique. Cela ne concernera pas tout l’océan Arctique. Des prédictions montrent qu’un océan libre de glace en été pourrait apparaître d’ici quelques décennies – cela pourrait aussi arriver plus tôt. Mais il faut voir ce que cela signifie concrètement. Cela pourrait être vrai une année, sans forcément l’être la suivante.
Les chercheurs sont sur une rampe de lancement vers l’Année polaire, et cela génère beaucoup de projets. Tara Polar Station contribuera de manière très importante à cette acmé scientifique. Dans le cadre de cet effort international commun, l’expérience que nous allons acquérir sera utile pour augmenter l’échelle des observations.
D’ici là, la collaboration entre Tara et l’Alfred Wegener Institute devrait permettre d’identifier des phénomènes particuliers dans l’océan, sur lesquels Polarstern pourrait se focaliser ponctuellement. Tout comme cet été, le navire océanographique escortera la station dans les glaces pour le lancement des premiers tests en conditions glacées.
Dr Benjamin Rabe est océanographe physique à l’Alfred Wegener Institute à Bremerhaven, en Allemagne, où il enseigne également. Spécialiste de l’océan Arctique, il étudie la circulation, la stratification et l’évolution des masses d’eau. Il a participé à plus de dix expéditions, majoritairement à bord du brise-glace Polarstern et il coordonne des projets liés aux expéditions MOSAiC et Polaris.