Des images inédites tournées en Antarctique montrent des traces de mouillage sur un fond marin profond et intact. Sans conclure à un impact certain, une étude invite à s’interroger sur les effets potentiels des activités humaines dans ces écosystèmes fragiles.
Ascidies, vers, éponges, étoiles de mer, éponges volcaniques géantes (les plus vieux animaux de la planète), crinoïdes, poissons… On observe ces animaux s’épanouir sur un substrat intact, immergé sous 70 mètres d’eau de mer, à quelques encablures d’une île en Antarctique, sur des vidéos publiées dans la revue Frontiers in Conservation Science le 9 juin dernier.
On y voit aussi des sillons formés dans la vase par le mouillage d’un navire, et des débris d’animaux sessiles, des éponges selon les auteurs. L’étude ramène à la surface une question centrale du Traité sur l’Antarctique : celle de l’impact des activités humaines sur des écosystèmes marins parmi les moins documentés. Les auteurs avancent l’hypothèse selon laquelle la fréquentation touristique et celle des navires de recherche, de pêche et de plaisance pourraient endommager considérablement les fonds marins de l’Antarctique à une profondeur excédant les 25 mètres.
À la vue des images, il est difficile de nier un « impact », mais il est tout aussi difficile de le quantifier. L’étude le concède : il n’est pas possible d’estimer le nombre de mouillages effectués chaque année, et certains navires utilisent le positionnement dynamique, c’est-à-dire un système automatique utilisant hélices et propulseurs d’étrave pour stationner sans jeter l’ancre.
Pour pallier le manque d’informations, l’étude rappelle les chiffres de 2023 concernant la fréquentation touristique en Antarctique : 70 navires de tourisme opérationnels et 70 000 personnes ayant fait escale sur la côte. À cela, elle ajoute les 52 navires de recherche, moitié moins de navires de plaisance, la flotte de pêche de l’océan Austral et la pêcherie illégale.
Une faune pluricentenaire
Dans le cadre assez souple du mot impact, de nombreuses questions encore irrésolues se massent, comme celle du nombre de mouillages, mais aussi celle de la régénération de ces écosystèmes. En effet, la faune sessile n’est, par définition, pas capable de se déplacer et elle est plus vulnérable. Parmi la diversité des organismes observés certains de ces animaux sont longévifs, à l’instar de cette éponge volcanique géante de 1 à 2 mètres, probablement pluricentenaire, identifiée à la marge du labour.
Les auteurs estiment que la régénération de l’écosystème pourrait prendre de 70 ans à un siècle. « Le temps de récupération et l’ampleur des dégâts en Antarctique restent toutefois inconnus – c’est une question que nous encourageons à explorer davantage », explique Matthew Mulrennan, principal auteur de l’étude et directeur de l’ONG Kolossal, lors d’un échange de courriels à polarjournal.net.
Les auteurs auraient-ils essayé de donner du poids à leur étude en soulignant un contexte inquiétant ? Les images sont sans appel, mais elles restent circonscrites à un petit espace, rendant difficile l’extrapolation au reste du continent, et l’étude ne prétend pas le contraire. C’est pourquoi, on peut se demander si les médias qui l’ont reprisent sans filtre, pointant du doigt les méfaits de la croisière, l’ont bien lue.
Les icebergs ?
En réaction, des commentaires sur les réseaux sociaux pointent du doigt l’action des icebergs. Les morceaux de glace qui se détachent régulièrement des glaciers s’échouent sur les côtes, raclent le substrat. Alors l’impact de l’ancre et de la centaine de mètres de chaîne serait-il donc à relativiser ?
De ce côté, l’étude fonde son raisonnement sur d’autres recherches, lesquelles ont montré que l’effet des icebergs « diminue significativement au-delà de 25 mètres ». « Les fonds marins non touchés par les icebergs sont quasiment vierges et abritent certaines des plus grandes et des plus anciennes éponges du monde », observe Matthew Mulrennan.
L’impact des mouillages sur les fonds marins est une préoccupation mondiale. L’Antarctique serait-il le dernier territoire épargné ou s’agit-il d’une prise de conscience encore récente à l’échelle internationale ? Les auteurs ont exhumé l’enjeu alors qu’ils menaient des travaux exploratoires en Antarctique, à bord du navire de croisière Ocean Endeavour, à Yankee Harbour, en mars 2023.
« Il ne s’agissait pas d’une étude dirigée spécifiquement sur les dommages causés par le mouillage. Cela a été observé de manière opportuniste durant d’autres relevés », a répondu Matthew Mulrennan avant de présenter son ONG. « Kolossal est spécialisée dans l’exploration océanique. Nous avons coordonné un partenariat de recherche quadripartite impliquant une entreprise de technologie de caméras, une université, un opérateur touristique et des scientifiques issus d’ONG. »
L’équipe n’a pas pu obtenir plus de clichés ni d’autres cas de figure, malgré la dizaine de mouillages réalisés par le navire lors de sa boucle aux abords de la péninsule Antarctique. « Si nous avions eu un ROV [Véhicule sous-marin télécommandé, ndlr] ou un autre dispositif mobile, nous aurions pu observer les impacts en direct », regrette l’auteur. Pour publier ces images, le directeur de Kolossal a reçu le soutien financier de certains passagers du Ocean Endeavour.
« Nous sommes actuellement en train de définir les prochaines étapes pour notre recherche sur l’ampleur et la durée des impacts du mouillage en Antarctique. Certains opérateurs touristiques ont manifesté un intérêt pour continuer à soutenir nos travaux sur le terrain », explique Matthew Mulrennan.
Entre le droit de tout un chacun à parcourir et vivre des mers et le devoir rendu à toutes et tous d’en protéger les fonds, il est parfois difficile de trancher. Peut-être ne peut-on d’ailleurs pas toujours conclure. Une ancre est une ancre (n’est-ce pas Joseph Conrad qui écrivait que « du début à la fin, les pensées du marin sont très largement occupés par ses ancres » ?) et la planète n’a qu’une vie.
Faut-il choisir ou n’est-ce pas plutôt, comme souvent, à l’impératif de mesure et d’équilibre qu’il conviendrait de donner le dernier mot ? Nous lui laissons du moins celui de cette réflexion. Peut-être sans conclure.