Alors que l’Arctique attire à nouveau les intérêts militaires et économiques, le Nunavut rappelle que la souveraineté canadienne ne peut exister sans les Inuit. Réunis à Iqaluit, leaders politiques, aînés et jeunes ont défendu une vision fondée sur la sécurité, la culture et les infrastructures.
Dans une ville bâtie sur le pergélisol, une déclaration a résonné avec force la semaine dernière dans les murs de l’hôtel Aqsarniit : « Il ne peut y avoir de souveraineté arctique sans sécurité inuit. » Par ces mots, Jeremy Tunraluk, président du Nunavut Tunngavik Inc. (NTI), a ouvert le Sommet sur la souveraineté et la sécurité dans l’Arctique. Un événement qui pourrait bien marquer un tournant dans la manière dont le Canada définit son identité nordique.
Co-organisé par le gouvernement du Nunavut et le NTI, le sommet a rassemblé des aînés, des jeunes, des chefs militaires, des représentants du monde des affaires et des responsables politiques. Mais il ne s’agissait pas d’un simple forum de plus sur le Nord : c’était, par sa conception et sa portée, une véritable redistribution des rôles. Pendant deux jours, les Nunavummiut ne se sont pas contentés de participer aux discussions : ils les ont dirigées.
Alors que les intérêts géopolitiques se renforcent et que la banquise fond, le Nord se redessine. Pour les leaders inuit, affirmer la souveraineté ne se résume plus à planter un drapeau ou patrouiller les eaux. C’est construire des logements, protéger la langue, favoriser la guérison. « Si nos communautés manquent de routes, de pistes d’atterrissage, d’eau potable ou de communications fiables, elles ne sont pas sécurisées », a rappelé Tunraluk au cours de son discours, rapporté par Nunatsiaq News. « […] si [nos] chasseurs sont marginalisés par les politiques, les changements climatiques ou le trafic maritime, alors la souveraineté n’est qu’un mot. »
Un appel à l’action
L’agenda du sommet reposait sur cinq piliers : des communautés résilientes, la résilience climatique, le potentiel économique, le rôle du Nunavut dans le monde circumpolaire, et la perspective inuit sur la souveraineté. Mais au-delà du programme, c’est l’identité des orateurs qui marquait un changement : ce sont les Inuit qui ont parlé les premiers, et le plus fort.
Depuis Grise Fiord, l’aîné Larry Audlaluk a évoqué sa relocalisation forcée dans l’Extrême-Arctique au début des années 1950. Cette relocalisation a été une opération du gouvernement pour affirmer sa présence dans le Nord et qui a totalement ignoré la voix des Inuit. « Je suis heureux que nous ayons survécu », a-t-il dit. « […] mais cela a été très coûteux. »
Une jeune intervenante, Jennifer Kilabuk, a été encore plus directe : « Le Canada ne peut pas revendiquer la souveraineté dans l’Arctique tout en ignorant les besoins des Inuit ici. », a-t-elle déclaré dans des propos rapportés par l’hebdomadaire nunavummiuq, rappelant que les Inuit doivent être inclus dans toutes les décisions, notamment celles relatives aux investissements dans les infrastructures et les programmes pour la jeunesse, la culture ou la langue. Le message est limpide : les Inuit ne veulent plus être consultés. Ils veulent diriger.
Des projets de nation encore en attente
Ce besoin de leadership se traduit dans les appels à concrétiser des projets majeurs, bloqués depuis trop longtemps. Deux infrastructures ont cristallisé les discussions : la route et le port de Grays Bay, et le corridor hydroélectrique et numérique de Kivalliq. Pour les leaders inuit, ces projets sont la souveraineté.
Kono Tattuinee, président de l’Association inuit de Kivalliq, a été catégorique : « Tout est prêt, prêt à être construit — il y a quelques années, nous étions dignes d’être construits, et aujourd’hui, nous sommes prêts à passer à l’action », a-t-il déclaré dans son discours. Le corridor de 1 200 kilomètres reliant le Manitoba permettrait d’abandonner le diesel, d’apporter l’internet à haut débit, d’alimenter maisons et entreprises. Mais malgré trois mentions dans des budgets fédéraux, le projet piétine. « Le moment, c’est maintenant », a insisté Tattuinee.
Ces projets pourraient bénéficier de la nouvelle loi C-5, votée le jour même du sommet. Ce texte donne au gouvernement le pouvoir de prioriser certains projets « d’intérêt national ». Reste à savoir si les visions inuit y auront une place.
Une nouvelle ministre face à un vieux défi
Rebecca Chartrand, nouvelle ministre des Affaires du Nord et de l’Arctique, a fait de sa première visite officielle au Nunavut une occasion d’écouter. « […] il existe déjà une vision ici », a-t-elle déclaré dans une interview avec Nunatsiaq News. « […] C’est pour moi l’occasion d’écouter, d’apprendre et de porter cette vision plus loin ».
Accueillie avec intérêt mais prudence, la ministre a discuté notamment du programme Nutrition North, souvent critiqué pour son inefficacité. « Je comprends la nécessité du programme Nutrition Nord. Je comprends aussi les préoccupations qu’il suscite. », a-t-elle assuré. L’évaluation du programme est en cours, dirigée par l’ancienne présidente du NTI, Aluki Kotierk. Son rapport est attendu pour 2026.
L’implicite était clair : l’écoute ne suffira pas. Il faudra des actes.
Le retour de Harper, avec des contradictions
Dans ce contexte de renouveau, l’arrivée d’une vieille figure politique a surpris : Stephen Harper, ancien Premier ministre du Canada, a fait son retour au Nunavut. Souvent critiqué par le passé pour une vision militarisée de la souveraineté, il a cette fois adopté un ton plus réfléchi.
« Le Canada affiche, comparé à la plupart des autres pays arctiques, un bilan déplorable en matière de développement des infrastructures dans son Nord », a-t-il reconnu, en appelant à saisir l’occasion de bâtir. Mais pour Harper, la voie royale reste la dépense militaire. «[…] la manière la plus simple de développer cette logistique, c’est par le biais de l’investissement militaire», a-t-il affirmé durant une discussion tenue lors du sommet, citant à titre d’exemple l’aéroport d’Iqaluit construit par les Américains pendant la guerre.
Une approche qui a laissé certains sceptiques. Pour les Inuit, la sécurité signifie nourriture, logement, énergie, pas des navires et des radars, même si pour Harper, les grands projets sont ceux qui bâtissent une nation et laissent une trace.
Et pourtant, son message a trouvé un certain écho. « Servez-vous-en ou perdez-le » (‘Use it or lose it’) son ancien mantra, a été reformulé. Cette fois, il ne s’agissait pas d’affirmer une domination, mais d’un avertissement : sans infrastructures, sans liens et sans justice, le Nord sera perdu, non pas au profit d’adversaires étrangers, mais à cause de l’indifférence du Sud.
Au-delà des discours, le sommet d’Iqaluit a été une affirmation : les Inuit sont en tête du futur arctique du Canada. De l’énergie aux langues, du climat à l’économie, le Nord a un plan. Il ne cherche plus la permission, mais un partenariat.
Alors que le monde tourne son regard vers l’Arctique, le Nunavut a parlé. Reste à voir qui écoutera. Et qui suivra.