Thwaites : le compte à rebours avant désintégration

par Camille Lin
07/15/2025

Le glacier Thwaites vit ses dernières années de stabilité : la désintégration est enclenchée. Spectateurs d’un effondrement annoncé, nous assistons au compte à rebours d’un colosse dont la fonte pourrait faire monter les océans de 65 centimètres.

Le glacier Thwaites vit ses dernières années de stabilité : la désintégration de sa plateforme flottante est enclenchée. Spectateurs d’un effondrement annoncé, nous assistons au compte à rebours d’un colosse dont la fonte pourrait faire monter les océans de 65 centimètres.

Le brise-glace Nathaniel B. Palmer au bord de la plateforme flottante du glacier Thwaites. Image : Aleksandra Mazur

La surface du glacier Thwaites est comparable à celle de la Grande-Bretagne. Il représente 8,7 % de la calotte glaciaire de l’ouest de l’Antarctique. Situé dans la baie de la mer d’Amundsen, il puise sa source dans les chutes de neige de la grande calotte glaciaire de l’Antarctique. En aval, ce glacier géant se termine dans la mer par une plateforme flottante de 120 kilomètres de large, 50 kilomètres de long, d’une une épaisseur pouvant atteindre 1 200 mètres. Elle freine l’écoulement de la glace, mais son effondrement serait imminent. L’une des plus instables de l’Antarctique, elle pourrait se désintégrer dans la décennie. Thwaites pourrait provoquer une élévation du niveau marin de 65 centimètres, à lui seul, si toute la glace venait à fondre.

Dans le viseur des glaciologues du monde entier

Opération du brise-glace Nathaniel B. Palmer au bord de la plateforme flottante du glacier Thwaites. Image : Alexandra Mazur / Rob Larter

En 2018, l’institut de recherche scientifique polaire britannique s’est associé à celui des États-Unis pour fonder l’International Thwaites Glacier Collaboration. Avec un budget de 50 millions de dollars, ils ont observé le géant à l’ossature fragilisée pendant cinq ans, pour comprendre le processus de désintégration. En 2019, 100 scientifiques rejoignent Thwaites, situé à 1 600 kilomètres de la station britannique Rothera.

À l’aide du brise-glace Nathaniel B. Palmer, de robots sous-marins et depuis des campements sur la calotte glaciaire et la plateforme de glace, ils ont étudié son épaisseur, l’écoulement du glacier et ses forces de cisaillement. Ils ont observé la partie immergée du glacier, sa ligne d’ancrage et les traces qu’elle a laissées dans les sédiments.

Quand la glace devient fluide

Surface du glacier Thwaites. Image : National Science Foundation / U.S. Antarctic-Program

En 2021, la découverte d’un petit excès de chaleur arrivant par-dessous la glace ne présage rien de bon. La croûte terrestre est plus fine que la moyenne sous Thwaites, entre 17 et 25 kilomètres d’épaisseur : elle empêche l’eau de fonte de regeler et cette dernière agit comme un lubrifiant sur l’écoulement de la glace.

En 2023, des chercheurs montrent que le phénomène El Niño, qui se met en route tous les quatre ans, influence la fonte du glacier Thwaites. Quand il se déclenche, les alizés du Pacifique ralentissent et laissent passer des courants d’eau chaude. Le changement climatique accentue El Niño, comme le décrivent les experts du GIEC.

En 2024, les observations du Nathaniel B. Palmer ont montré la circulation de courants d’eau chaude à travers un réseau de fossés profonds de 800 mètres, sous la ligne d’ancrage, jusqu’à 60 kilomètres sous le géant de glace.

Le socle cède sous le poids du changement

Front glaciaire du glacier Thwaites. Image : David Vaughan

La ligne d’ancrage résulte de deux forces contradictoires : l’écoulement du glacier d’un côté, et de l’autre la fonte provoquée par la chaleur de l’océan. Depuis les années 1940, la ligne d’ancrage de Thwaites se retire, tout comme celle de son voisin Pine Island. El Niño aurait pu initier ce retrait qui ne s’est jamais arrêté. Depuis les années 1970, les deux glaciers ont contribué à 4 % de l’élévation actuelle du niveau marin.

Depuis les années 1990, la ligne d’ancrage sur laquelle repose Thwaites s’est retirée de 14 kilomètres. Celle-ci est plus faible sur son versant sud-est. Cet affaiblissement latéral provoque la formation de crevasses, de fissures en amont sur les « berges » du glacier, où la friction est plus forte.

Une mécanique qui s’emballe

Un survol latéral du robot sous-marin Rán montre des crêtes dans les sédiments sous la plateforme de Thwaites. Image : Ali Graham

La vitesse de retrait de la ligne d’ancrage vers les côtes a été multipliée par deux depuis 1973, et son déclin se confirme depuis 20 ans. Thwaites perdait 4,6 gigatonnes de glace par an dans les années 1980, et ce chiffre a été multiplié par huit entre 2009 et 2017. Par ailleurs, la vitesse d’écoulement a doublé au cours des 30 dernières années.

En 2013, sept lacs subglaciaires se sont soudainement vidés de leurs eaux : sept kilomètres cubes d’eau douce (le volume du Loch Ness) ont été déversés dans la mer d’Amundsen. Panache d’eau froide, mélange et remontée d’eau chaude, la fonte peut ainsi être multipliée par deux. Les scientifiques parlent d’un effet « turbo ».

Entre 2014 et 2015, un retrait spectaculaire de la ligne d’ancrage de plusieurs dizaines de kilomètres a été constaté. En 2020, le recul atteignait 10 mètres par jour. En octobre 2022, les scientifiques découvrent que l’écoulement de la glace en Antarctique est influencé par les saisons, et s’accélère de 15 % en été.

En 2022, à 700 mètres de fond, 160 sillons parallèles ont été découverts dans les sédiments. Ces marques de l’action de la marée sur la plateforme témoignent d’un recul de six kilomètres en six mois, ponctuellement il y a plus de 200 ans. Selon les scientifiques, ce type de recul pourrait être 20 fois plus rapide à l’avenir.

Aujourd’hui, la perte de glace entraîne un soulèvement de la croûte terrestre plus rapide que celui de l’Holocène tardif. À cette époque, un réchauffement était également à l’œuvre, mais le rebond constaté de nos jours est beaucoup plus violent.

Fissures, fractures, des colosses à la dérive

Carte de la baie d’Amundsen dans la mer d’Amundsen. Image : British Antarctic Survey

Les premiers signes de faiblesse de Thwaites ont été observés dans la zone de cisaillement en 1990. En 2002, B-22A, un iceberg de 300 km² (trois fois Paris), s’est détaché avant d’échouer immédiatement.

En 2011, une fissure de 30 kilomètres est apparue sur la plateforme de son voisin Pine Island. L’année suivante, une fissure de 11 kilomètres sur 400 mètres d’épaisseur s’est ouverte en cinq minutes, à une vitesse de 35 mètres par seconde, puis le vêlage d’un iceberg géant de 720 km² (Singapour) s’en est suivi.

En 2019, Thwaites déplore deux énormes fissures, puis le vêlage de B-49, de 260 km². En 2020, il prend le large. La science s’interroge. Serait-ce les signes avant-coureurs d’une désintégration plus massive des plateformes, comme déjà observé sur Larsen A et B dans la mer de Weddell ?

En septembre 2022, l’International Thwaites Glacier Collaboration découvre que les vêlages (décrochage de morceaux de glace sur le front du glacier), s’ajoutent à la fonte sous-marine et atmosphérique, et ils accentuent ensembles le déclin du glacier.

Vers l’effondrement ?

Passage du robot Icefin à travers la plateforme flottante du glacier de Thwaites via un trou de forage. Image : ITGC / Mullen

En mars 2023, le robot Icefin montre que la fonte sous la plateforme est toujours en augmentation, mais sa vitesse est plus lente que ce qui était estimé : 2 à 5 mètres d’épaisseur de glace fondue par an, et non 14 à 32. Une couche d’eau de fonte, plus froide, protège les surfaces planes. Par contre, les voûtes en escalier et les crevasses formées sous la surface concentrent l’essentiel de la fonte. L’eau chaude y pénètre plus facilement. L’évolution de l’architecture de la plateforme jouerait donc un rôle plus important dans sa déstabilisation, que la simple perte d’épaisseur.

Lors de l’été austral de 2023, l’iceberg géant B-22A s’est détaché du fond après 22 ans de station. Il est désormais assez léger pour flotter et entrer dans les courants océaniques.

Enfin, une étude de septembre 2024 estime que la plateforme flottante de Thwaites est dans sa phase terminale de désintégration, et l’on devrait y assister dans la décennie. Sa structure interne menace de s’effondrer. D’autres chercheurs pensent que l’effondrement de l’ensemble du glacier Thwaites n’arrivera pas avant la fin du siècle.

Au bord de l’irréversible, la contagion

Falaise de glace de la plateforme flottante du glacier Thwaites haute de plus de 50 mètres. Image ; David Vaughan

Dans la mer d’Amundsen, Pine Island a dépassé un seuil critique, entretenu depuis par l’élévation de la température au-dessus de 1,2 °C. La pente des fonds marins alimente son recul. Dans ces conditions, la fonte est irréversible. Même sous le seuil de l’Accord de Paris (1,5 °C), le réchauffement à la fin du siècle sera trois fois plus rapide qu’au 20e siècle, et le retrait continuera de s’accélérer.

Thwaites n’est pas encore aussi mal en point que Pine Island. Le front nord-ouest repose encore sur des reliefs qui le retiennent, mais il risque de se détacher des crêtes sous-marines. La vitesse du retrait passerait ainsi de 600 mètres par an à 2 kilomètres par an.

Une généralisation du phénomène de déstabilisation à l’ensemble de l’Antarctique a été observée depuis 1990. Dans les régions encore peu touchées du continent, certaines plateformes ont commencé à se comporter comme celles de Larsen, puis Pine Island et Thwaites dans leurs débuts de déstabilisation. Le glacier Shirase (terre de la Reine-Maud), en 2017, a montré une décomposition anormale de son front et une fonte par le pied d’une vitesse de 7 à 16 mètres.

En mai 2025, des chercheurs montrent que les flux de glace peuvent être redirigés d’un bassin versant à l’autre en fonction de la vitesse d’écoulement des glaciers. Thwaites entraîne déjà en quelque sorte la glace du glacier Kohler dans sa chute.

Globalement, en Antarctique, les glaciers n’ont pas encore atteint le point d’effondrement total. Les lignes d’ancrage pourraient l’atteindre d’ici 300 à 500 ans. Ensuite, chaque degré de réchauffement supplémentaire rapprochera l’échéance de la désintégration totale.

Cependant, il reste encore du temps pour réabsorber le carbone émis en excès et refroidir le climat. Une voie possible sous le scénario SSP1-1.9 du GIEC, basé sur la coopération internationale, l’usage massif d’énergies renouvelables, une réduction de la consommation et une forte protection de l’environnement.

Des remèdes illusoires pour un mal profond

Front de glace de Thwaites. Image : Gletscher / ITGC

Des solutions technologiques ont été formulées, comme en 2020 l’idée d’un rideau isolant empêchant l’intrusion de courants océaniques chauds. Mais d’autres chercheurs ont prouvé qu’ils ralentiraient l’effet de fonte sans l’arrêter, et qu’ils ne permettraient pas la restauration du glacier. Ils n’empêcheraient donc pas l’élévation du niveau marin. Par ailleurs, la gestion des rideaux sous-marins et leur mode de gouvernance seraient incompatibles avec l’actuel Traité sur l’Antarctique.

Cette année a commencé l’année internationale des glaciers de l’ONU, ainsi que la décennie de la cryosphère. En 2017, 2019 et 2022, à Pékin, Prague et Berlin, les Britanniques et les États-Unis ont discuté de l’affaire Thwaites, symbole majeur de la montée des eaux et du réchauffement climatique, devant les pays signataires du Traité sur l’Antarctique.

Mais en 2025 à Milan, les États-Unis se sont désengagés, ainsi qu’auprès de l’ONU et des sciences polaires, une position regrettable. Sur le front du réchauffement, des catastrophes climatiques, de la montée des eaux… il y a le glacier Thwaites qui résiste encore, et derrière lui, ses alliés fondent comme neige au soleil. Winston Churchill disait : « L’attitude est une petite chose qui fait une grande différence. »