Wordie – Chronique d’une disparition

par Camille Lin
07/22/2025

Nous l’aurions presque oubliée, mais Wordie n’a pas toujours été une baie : elle fut une plateforme de glace, et sa lente disparition constitue un cas d’école de l’étude du puissant phénomène d’effondrement des glaciers à l’œuvre en Antarctique.

Le front de vêlage du glacier Fleming, qui alimentait autrefois la plate-forme de glace Wordie avant son effondrement. Image : Matthias Braun / NASA / IceBridge

Wordie était une plateforme de glace flottante positionnée à l’embouchure de neuf glaciers. Elle était l’union de neuf langues de glace : la Hariot, la Sans Nom, la Airy, la Seller, la Fleming, les FIP 1 et 2, la Prospect et la Carlson, au point le plus au sud. Elles se réunissaient pour former une étendue plane sur la mer, au fond de la baie Marguerite.

Dans les années 1960, un photographe américain prend des photos de Wordie à bord d’un avion militaire qui sillonne la péninsule Antarctique au départ du Chili, pour des travaux de cartographie.

D’après 450 images aujourd’hui archivées, une équipe de recherche américano-européenne montre, dans la revue Nature Communications en avril dernier, que Wordie était alors en bonne santé, avant son déclin.

Épaisse d’environ 300 mètres, elle mesurait alors 2 200 kilomètres carrés et était la plus nordique des grandes plateformes de glace de l’ouest de la péninsule Antarctique. Ses ancrages étaient nombreux et constitués de reliefs sous-marins.

D’après l’étude chronologique de sa disparition, il semblerait que, sous l’objectif du photographe en 1966, elle avait atteint son aire d’extension maximale.

La barrière de glace de Wordie a complètement disparu. En 1966, elle était encore intacte. Image Mads Dømgaard

En 1972, le rapport Meadows pointe les limites de la croissance économique et de ses impacts sur les écosystèmes, notamment via les gaz à effet de serre.

Jusqu’en 1974, l’usure de la plateforme de glace est limitée, mais celle-ci s’accentue à partir de 1979.

Entre les années 1970 et les années 1990, la station britannique Rothera enregistre une augmentation de la température atmosphérique de 1 °C. La température de l’océan augmente de 0,3 °C entre 1960 et 1990.

À la suite d’une série de vêlages, la plateforme se scinde en deux, et, quatre ans plus tard, la barrière de glace du Fleming n’a plus de liens avec ses compagnons, ni Hariot, ni Sans Nom. Le retrait des fronts glaciaires est multiplié par deux durant cette période, et le Carlson commence à faire bande à part avant de disparaître presque totalement en 1986.

En 1988, le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat voit le jour.

Une étude de 1991 désigne le réchauffement de l’atmosphère comme principal agent de la disparition de Wordie.

Wordie était située entre Larsen et Georges VI. Carte : U.S. Geological Survey / Wikipedia

Selon les mots de Mads Dømgaard, postdoctorant au Department of Geosciences and Natural Resource Management, dans un communiqué de la faculté des sciences de l’Université de Copenhague publié ce mois : « Nos conclusions montrent que le principal facteur à l’origine de l’effondrement de Wordie est la hausse de la température de la mer, qui a provoqué la fonte sous la plateforme glaciaire flottante. »

Alors que la désunion des neuf glaciers est à son comble, une période de répit s’installe. Fleming reprend de l’allant sur le plan d’eau, en dépit de la formation accrue de crevasses en amont.

La décennie 1990-2000 bénéficie à l’extension de la surface de la plateforme. La température de l’océan se stabilise. La baie est remplie de glace errante. Les anciens compagnons recollent les morceaux.

En 1995, une première COP sur le climat s’organise.

L’étendue de la plateforme atteint timidement les 700 km2 en 1998. Ses points d’ancrage, quant à eux, ne progressent pas : ils continuent de s’amincir et se retirent vers la côte.

Entre 1966 et 2001, le front de glace sur le secteur du Carlson a reculé de 6,6 km. En 2002, le président français Jacques Chirac déclare au 4e sommet de la Terre : « Notre maison brûle et nous regardons ailleurs. »

Jacques Chirac au 4e sommet de la Terre à Johannesburg. Image : Capture d’écran de vidéo d’archive INA

Une deuxième vague d’accélération du retrait secoue Wordie entre 2000 et 2007. Les débris de glace fondent dans la baie. La plateforme de Fleming disparaît en 2000. Celle de Carlson est proche de la disparition totale en 2002. Le reste de Wordie vêle de toutes parts, détaché de la côte, sur une image de 2004.

La plateforme de Hariot s’éteint en 2009, et l’agence de presse Reuters rapporte les propos du U.S. Interior Secretary, sous la présidence de Barack Obama, Ken Salazar : « Le recul rapide des glaciers dans cette région démontre une fois de plus les effets profonds que notre planète subit déjà – plus rapidement qu’on ne le pensait auparavant – en raison du changement climatique. »

Également ceux de la glaciologue Jane Ferrigno : « Ce recul continu et souvent important des glaciers est un signal d’alarme qui nous avertit que des changements sont en cours… et que nous devons nous y préparer. »

Prospect, FIP 1 et 2 perdent leur avancée sur la mer en 2012 et 2014, et Sans Nom en 2023. Aujourd’hui, le lieu de cette fonte massive, lente et puissante s’appelle la baie de Wordie.

Dans le communiqué de l’Université de Copenhague, Anders Anker Bjørk, professeur au Department of Geosciences and Natural Resource Management, explique que le phénomène est lent, et que : « D’après les conclusions d’études telles que celle-ci, le risque d’une élévation très rapide et violente du niveau de la mer due à la fonte des glaces en Antarctique est légèrement plus faible que prévu. »

Mais, à la vue de la force du phénomène, il souligne : « qu’il est plus difficile d’inverser la tendance une fois qu’elle est amorcée. C’est un signal sans ambiguïté qui indique qu’il faut donner la priorité à l’arrêt des émissions de gaz à effet de serre dès maintenant, plutôt que dans un avenir lointain. »

L’histoire de Wordie est non seulement un cas d’école pour l’étude de la déstabilisation des glaciers de l’Antarctique, qui se poursuit, mais également un symbole de l’histoire des politiques climatiques.