Depuis près de dix siècles, les chiens de traîneau groenlandais, les Qimmit, accompagnent les Inuit à travers les étendues gelées de l’Arctique. Une étude génétique récente révèle l’origine ancienne, la diversité régionale et le rôle culturel central de ces compagnons à quatre pattes.
Depuis plus d’un millénaire, les chiens de traîneau parcourent les étendues gelées du Groenland, tirant chasseurs inuit sur la glace et la toundra. Une étude publiée le 10 juillet dernier dans la revue Science reconnaît le chien de traîneau groenlandais, le Qimmeq, non seulement comme un animal de travail robuste, mais aussi comme une capsule temporelle génétique de la migration, de la culture et de la survie dans l’Arctique.
Fruit de neuf années de recherche, cette étude est menée par le Qimmeq Project, une collaboration entre Ilisimatusarfik (Université du Groenland), le Musée national du Groenland, l’Université de Copenhague et National Institutes of Health des États-Unis. Elle retrace les racines enchevêtrées du chien de traîneau arctique à travers l’espace et le temps, révélant au passage la manière dont l’homme et le chien ont forgé ensemble leur destin dans l’un des environnements les plus extrêmes de la planète.
« Nous avons lancé le Qimmeq Project il y a 9 ans », explique dans un communiqué de presse publié le 10 juillet dernier Morten Meldgaard, professeur assigné à l’Ilisimatusarfik et co-auteur de l’étude. « Les premiers résultats ont soulevé de nouvelles questions que nous avons continué à explorer. Aujourd’hui, l’un des plus grands journaux scientifiques au monde, Science, a publié un article avec nos derniers résultats concernant l’immigration du Qimmeq au Groenland, l’existence de types génétiquement distincts de chiens de traîneau dans le nord, l’ouest et l’est du Groenland, et l’existence du chien de traîneau aujourd’hui disparu du nord-est du Groenland, qui aurait immigré de manière inattendue très tôt. »
Une lignée disparue refait surface
La découverte la plus importante est celle d’une population de chiens de traîneau autrefois native du nord-est du Groenland. Pendant plus de 800 ans, ces chiens, génétiquement distincts des autres Qimmit, ont vécu en isolement, après avoir migré avec les premiers chasseurs inuit depuis ce qui est aujourd’hui le Nunavut, au Canada. Vers 1850, les humains comme les chiens avaient disparu de la région, ne laissant que des ossements, des fourrures, ainsi que leur ADN.
Pour Tatiana Feuerborn, auteure principale de l’article et post-doctorante au National Institutes of Health, ces résultats remettent en question la chronologie de la migration inuit. « Il y a mille ans, vers l’an 1000, les Inuit du Nunavut élevaient les ancêtres des Qimmit du Groenland. Il semble que les premiers Inuit et leurs chiens se soient installés dans le nord-est du Groenland depuis le Nunavut et qu’après seulement quelques siècles, les chiens, avec les Inuit, aient migré vers le sud pour peupler l’ouest et le sud-est du Groenland. Ainsi, les chiens nous révèlent que les Inuit et les Qimmit seraient arrivés plusieurs siècles plus tôt au Groenland que ce que l’on pensait jusqu’à présent. »
Le chien de traîneau n’a donc pas seulement été un moyen de transport ou de chasse, mais un acteur central, et témoin, de l’histoire humaine dans l’Arctique.
Trois régions, trois génétiques
L’étude confirme aussi que les Qimmit d’aujourd’hui ne forment pas un groupe homogène. Les chiens de traîneau du Groenland peuvent être répartis en trois populations génétiquement distinctes, qui correspondent aux régions géographiques : Kitaa (ouest), Tunu (est) et Avanersuaq (nord). Cette répartition coïncide avec les trois dialectes du groenlandais : Kalaallisut, Tunumiit oraasiat et Inuktun. De nombreux chasseurs sont capables d’identifier ces différences à l’œil nu, à travers le physique et les compétences de leurs chiens.
Les auteurs de l’étude espèrent que ces résultats encourageront la préservation de ces lignées. « Nous avons étudié comment les gènes du Qimmeq ont évolué au fil des siècles et nous avons identifié différentes variations entre les populations », explique Anders Johannes Hansen, Professeur en Identification Génétique à l’Université de Copenhague, dans le communiqué de presse publié par le Qimmeq Project. Ces schémas reflètent aussi « des périodes de famine et d’épidémies, durant lesquelles les populations de chiens ont diminué ».
Préserver une mémoire vivante
L’histoire du Qimmeq ne commence ni ne s’arrête au Groenland. Ses origines remontent à la Sibérie, où une race canine aujourd’hui disparue s’était adaptée à l’environnement arctique il y a quelque 9 000 ans. De là, les chiens ont essaimé à travers le monde polaire. Un ancêtre direct du Qimmeq groenlandais vivait en Alaska il y a environ 4 000 ans. Une correspondance génétique étroite a été trouvée avec un chien qui a vécu il y a plus de 3 700 ans, l’un des plus anciens liens connus entre chiens modernes et ancêtres arctiques.
Contrairement à la majorité des races domestiques, les chiens de traîneau arctiques (Husky sibérien, Malamute d’Alaska, chien inuit canadien) présentent davantage d’ADN de loup. Une caractéristique qui aurait parfois été recherchée. « Des détenteurs de savoirs traditionnels d’Avanersuaq racontent qu’on croisait parfois des femelles avec des loups arctiques », relate Manumina Lund Jensen, doctorante à Ilisimatusarfik et co-auteure de l’étude. « Pendant les chasses à l’ours ou au bœuf musqué sur l’île d’Ellesmere, on attachait une femelle avec de la nourriture en territoire de loup pendant une semaine. Si un loup mâle passait par là, cela pouvait aboutir à un accouplement et à une descendance. »
Cependant, les analyses génétiques récentes n’ont pas retrouvé la trace de ces croisements. Peut-être les métis n’étaient-ils pas assez performants, ou bien les échantillons manquent encore.
Autre énigme : la faible présence de chiens européens dans le patrimoine génétique des Qimmit, malgré plus de 400 ans de présence coloniale. Une explication avancée est que les chiens possédant des gènes européens n’étaient tout simplement pas de bons chiens de traîneau. Ils ne perduraient donc pas dans la population. En outre, les réglementations strictes du siècle dernier ont largement limité l’introduction d’autres races, évitant ainsi les croisements.
On en retrouve pourtant des vestiges. Un crâne daté de 1958, étiqueté « dernier chien labrador », et des doublures de vêtements féminins du XIXe siècle contiennent de l’ADN de race européenne. Des traces éphémères d’un croisement qui n’a jamais pris racine.
Aujourd’hui, on ne compte plus que 15 000 chiens de traîneau au Groenland, soit une baisse de 50 % en quelques décennies. Le changement climatique, les motoneiges et la marginalisation des modes de vie traditionnels sont autant de menaces. Les chiens demeurent en bonne santé génétique, mais les chercheurs s’inquiètent notamment pour la petite population de Tunu. « La réduction de moitié des populations de chiens de traîneau sur tout le Groenland ces dernières décennies ne semble pas poser de problème de consanguinité pour l’instant », prévient Anders Johannes Hansen, « mais il est sage de rester vigilant et de prendre des précautions si cela devient nécessaire. Le Groenland a déjà perdu une population canine unique, et nous voulons que ce soit la dernière. »
Les découvertes du Qimmeq Project dépassent le simple cadre de la génétique. Elles racontent une histoire de survie commune entre humains et animaux, d’échanges culturels, d’extinction et de mémoire. Dans un monde où les traditions et la biodiversité sont de plus en plus fragiles, le Qimmeq nous rappelle ce que nous risquons de perdre. Et peut-être aussi ce qu’il nous reste à protéger.