Les zones marines protégées dans les océans polaires fonctionnent-elles réellement ?

par Dr. Michael Wenger
07/31/2025

De nouvelles recherches montrent que le succès des aires marines protégées dépend d'une application stricte, un principe qui se heurte à des défis géopolitiques et écologiques majeurs dans les sanctuaires prévus pour l'Arctique et l'Antarctique.

Deux études majeures arrivent à des conclusions apparemment opposées sur l’efficacité des zones marines protégées (ZMP), créant une image complexe mais cruciale pour l’avenir de la conservation des océans dans les régions polaires. L’une d’elles constate que la pêche industrielle est endémique dans les zones protégées, tandis que l’autre conclut qu’il s’agit de sanctuaires très efficaces. Il s’avère que la vérité se trouve dans les détails et qu’elle est riche d’enseignements pour les AMP prévues dans l’Arctique et l’Antarctique.

La pêche au krill dans les eaux de l’Antarctique fait l’objet d’un vif débat, car elle affecte la principale source de nourriture de la plupart des animaux de l’Antarctique. La création de zones marines protégées est-elle la réponse à cette menace ? Image : Institut Alfred Wegener AWI

Le débat sur l’efficacité des AMP est aussi vif que les eaux de la péninsule Antarctique. S’agit-il de véritables havres de paix pour la vie marine ou de simples lignes sur une carte – des « parcs de papier » – qui ne font pas grand-chose pour arrêter la marche des flottes de pêche industrielle ? Deux études récemment publiées dans la revue Science offrent un aperçu détaillé et fondé sur des données de cette question, et leurs conclusions pourraient être vitales pour l’avenir des océans polaires.

La première étude, dirigée par Raphael Seguin, dresse un tableau inquiétant. L’analyse de milliers d’AMP côtières dans le monde entier a révélé que des navires de pêche industrielle avaient été détectés dans près de la moitié d’entre elles. En combinant les données publiques de suivi des navires avec l’imagerie radar par satellite qui permet de repérer les navires « sombres » opérant sans traceur, les chercheurs ont découvert un problème caché de taille. Un pourcentage stupéfiant de 67 % des navires détectés dans les zones marines protégées provenait de ces navires non suivis.

Plus alarmant encore, l’étude a conclu que le niveau de protection officiel d’une AMP n’avait pas grand-chose à voir avec la quantité de pêche pratiquée. Au contraire, « la présence et la densité des navires de pêche dépendent principalement de la taille et de l’éloignement des AMP plutôt que de leur catégorie de gestion elle-même ». Cela confirme le soupçon de longue date selon lequel de nombreuses AMP sont « résiduelles », c’est-à-dire placées dans des zones présentant peu d’intérêt pour la pêche afin d’atteindre les objectifs de conservation sans affecter l’industrie.

La Géorgie du Sud et les îles Sandwich du Sud adjacentes sont considérées comme un exemple de réussite montrant qu’une industrie de la pêche bien réglementée et des zones marines protégées font bon ménage. Graphique : Gouvernement de la Géorgie du Sud et des îles Sandwich du Sud

Cependant, une deuxième étude, dirigée par Jennifer Raynor, révèle une situation très différente. Cette équipe de recherche a adopté une approche plus ciblée, en examinant spécifiquement les AMP où la pêche industrielle est explicitement interdite par des réglementations claires et pleinement mises en œuvre.

Leur conclusion est radicalement différente : « Dans la plupart des cas, nous ne constatons que peu ou pas d’activité ». Dans ces zones strictement protégées, la densité des navires de pêche était neuf fois plus faible que dans les eaux non protégées. L’étude remet directement en question « l’idée communément admise selon laquelle la pêche industrielle est très répandue dans les AMP ».

Les deux faces d’une même pièce

Comment ces deux constatations peuvent-elles être vraies ? La réponse réside dans ce qui a été mesuré. L’étude de Raphael Sequin s’est penchée sur un large éventail d’AMP, dont beaucoup sont peu réglementées ou autorisent légalement certains types de pêche industrielle. L’étude de Jennifer Raynor, en revanche, n’a retenu que les AMP les plus performantes, dotées des règles les plus strictes et les plus claires.

Ensemble, ils montrent que l’appellation « AMP » peut être trompeuse. Nombre d’entre elles ne parviennent en effet pas à mettre un terme à la pêche industrielle, comme l’a constaté l’équipe de Seguin. Mais, comme le démontrent les recherches de Raynor, lorsqu’une AMP est conçue avec des règles claires, strictes et appliquées, elle fonctionne. Le problème ne réside pas dans le concept même d’AMP, mais dans la faiblesse de la conception et de la mise en œuvre de nombreuses AMP existantes.

Leçons pour les régions polaires

Cette compréhension détaillée est essentielle alors que le monde cherche à protéger les écosystèmes fragiles de l’Arctique et de l’Antarctique. Le centre de l’océan Arctique (CAO), où un accord multinational empêche la pêche commerciale non réglementée, semble s’aligner sur le modèle réussi de l’étude de Raynor. Il s’agit d’une interdiction claire et proactive de la pêche industrielle. Son efficacité dépendra entièrement de l’engagement des nations signataires à surveiller rigoureusement cette vaste zone éloignée afin de détecter tout navire illégal et non suivi, le type même de navire mis en évidence par l’étude Seguin.

L’océan Arctique central (CAO) a été désigné comme zone de non-pêche, ce qui en fait temporairement une zone marine protégée (ZMP). Mais cela fonctionnera-t-il à l’avenir ?

La situation est plus complexe pour les AMP prévues autour de l’Antarctique dans la mer de Weddell, l’Antarctique oriental et la péninsule Antarctique. Depuis des années, leur création est bloquée par des désaccords géopolitiques au sein de la Commission pour la conservation de la faune et de la flore marines de l’Antarctique (CCAMLR).

Des initiatives mondiales telles que la troisième conférence des Nations unies sur les océans, qui s’est tenue à Nice en juin 2025, ont cherché à créer l’élan politique nécessaire pour ratifier le traité sur la haute mer et accélérer la création de ce type d’AMP. Néanmoins, les sanctuaires antarctiques proposés sont confrontés à deux risques majeurs décrits dans les études. Le premier est le risque de devenir des parcs « résiduels ». Pour obtenir le consensus nécessaire à leur approbation, les frontières définitives risquent d’être tracées de manière à exclure les zones de pêche les plus précieuses, ce qui limitera leur impact réel sur la conservation. Deuxièmement, tant qu’ils ne sont pas pleinement mis en œuvre avec des réglementations claires, ils restent de véritables « parcs de papier », n’offrant aucune protection.

Les manchots Adélie passent la majeure partie de leur temps en dehors des zones marines protégées pendant la saison de reproduction, ce qui montre bien que les zones marines protégées peuvent manquer leur objectif principal. Image : Michael Wenger

Une dernière complication cruciale : Les animaux ne lisent pas les cartes

Même si les régions polaires étaient dotées d’AMP parfaitement conçues et appliquées, un problème fondamental subsisterait, qui est de plus en plus mis en évidence par les études modernes sur le suivi des animaux : les animaux eux-mêmes sont très mobiles et ne prêtent aucune attention aux lignes tracées sur une carte. L’efficacité d’une zone protégée statique est intrinsèquement limitée lorsque l’espèce qu’elle est censée protéger passe la majeure partie de sa vie ailleurs.

Ce problème a été illustré de manière frappante dans une étude récente qui a compilé les données de suivi de 20 espèces de la mégafaune marine polaire, dont des baleines, des phoques et des manchots. Les résultats ont révélé qu’en moyenne, ces animaux ne passaient que 26 % de leur temps dans les limites des AMP existantes. Même l’espèce la mieux couverte de l’étude, le manchot à jugulaire, n’était protégée que pendant 55 % de son temps. Pour des espèces d’importance critique comme la baleine bleue australe, ce chiffre tombe à 3 % seulement.

Une autre étude publiée en 2022 dans Frontiers in Marine Science renforce ce point, en identifiant d’importantes « lacunes dans les données » dans l’océan Austral où les mouvements de 17 espèces de prédateurs sont concentrés, souvent loin des zones protégées établies. Ces recherches soulignent que l’emplacement des zones marines protégées actuelles peut ne pas correspondre aux habitats réels dont ces animaux dépendent tout au long de l’année pour se nourrir et se reproduire. L’ensemble de ces résultats constitue un message clair et urgent : les AMP statiques ne constituent pas à elles seules une solution miracle pour la conservation de la faune polaire très mobile.

L’avenir de la conservation des zones polaires pourrait donc dépendre d’une stratégie en trois volets : établir des AMP avec des règles claires, strictes et applicables dont l’efficacité a été prouvée ; veiller à ce que ces zones soient placées dans des endroits écologiquement critiques, et pas seulement dans des zones « résiduelles » pratiques ; et reconnaître que pour les espèces migratrices, un réseau de zones protégées sera nécessaire pour les protéger tout au long de leur épopée. La science est claire : on sait comment faire fonctionner la protection. La question est de savoir s’il existe une volonté politique de la mettre en œuvre.

Lien vers les études :
Jennifer Raynor et al, Little-to-no industrial fishing occurs in fully and highly protected marine areas. Science 389, 392-395 (2025) DOI:10.1126/science.adt9009

Raphael Seguin et al, Global patterns and drivers of untracked industrial fishing in coastal marine protected areas. Science 389, 396-401 (2025). DOI:10.1126/science.ado9468