La France reçoit à bas bruit le Groenland

par Gastautor
05/27/2025

Malgré son caractère inédit, la visite en mai 2025 de la ministre groenlandaise Vivian Motzfeldt en France est passée presque inaperçue. Arthur Amelot, expert consultant français des politiques polaires explique ce geste diplomatique discret. Pourtant riche de symboles, il pourrait marquer le début d’un rapprochement stratégique entre Paris et Nuuk, à l’heure où le Groenland s’impose comme un acteur central de l’Arctique. Tribune.

Vivian Motzfeldt et Philippe Baptiste. Image : Naalakkersuisut

C’est une visite historique qui n’a pourtant fait que peu de bruit.

Pour la première fois, à la mi-mai 2025, la France a reçu une représentante politique du Groenland, en la personne de Vivian Motzfeldt, ministre des Affaires étrangères et de la Recherche de ce territoire autonome du Royaume du Danemark. Bien que non officiel, ce geste diplomatique sans précédent ouvrire-t-il une nouvelle page dans les relations entre Paris et Nuuk, la capitale du Groenland ? Curieusement, malgré l’attention internationale portée sur l’île arctique au début de l’année 2025, à la suite des propos du Président Donald Trump évoquant sa possible annexion, le cas échéant par la force, aucun relais médiatique français n’en a vraiment rendu compte.

Comment expliquer qu’un tel événement, à la croisée des mutations géopolitiques de l’Arctique et des ambitions croissantes du Groenland sur la scène internationale, soit resté aussi confidentiel ?

Cette absence en dit en réalité long sur la perception encore floue de la place du Groenland dans les relations internationales en France ; elle révèle également le relatif déficit d’attention en France pour une région pourtant centrale face aux enjeux écologiques, énergétiques et stratégiques de l’espace arctique.

À travers cette visite, que l’on peut penser inaugurale, largement ignorée, mais lourde de sens, se dessine une relation franco-groenlandaise qu’il mériterait ici de relire à la lumière de l’histoire.

L’imaginaire comme point de départ

Il y a encore peu, le Groenland évoquait rarement autre chose qu’un lointain paysage de glace et de silence, patrie des autochtones Inuit parcourus par de lourds ours polaires. Lointain dans la géographie comme dans l’esprit, cet espace s’était ancré dans l’imaginaire collectif comme une marge méridionale du monde. Cette projection nordique, à la fois Hyperborée et Ultima Thule, s’est progressivement matérialisée par le biais de récits d’explorateurs, tels qu’Isaac de La Peyrère, ou les grands noms que restent, aujourd’hui encore, Jean-Baptiste Charcot, Paul-Emile Victor ou Jean Malaurie.

Mais cet imaginaire semble continuer d’occulter la dimension politique du Groenland. Derrière la glace et les mythes, le territoire se transforme profondément, pleinement conscient de ses intérêts nationaux, de ses vastes ressources naturelles, et de son rôle stratégique grandissant dans les équilibres régionaux et mondiaux.

Le Groenland affirme aujourd’hui une voix propre (à travers le slogan “Rien sur nous sans nous”), qu’il cherche à faire entendre sur la scène internationale, définissant ainsi ses relations extérieures, notamment avec des pays comme la France.

Vivian Motzfeldt, Jean-Noël Barrot et l’ambassadrice Hanne Fugl Eskjær. Image : Ambassade du Danemark

La visite de la ministre groenlandaise incarne cette nouvelle réalité. Notamment, ses échanges, ceux visibles, ont eu lieu avec le ministre des Affaires étrangères Jean-Noël Barrot, autour de la coopération scientifique et économique, ainsi qu’avec le ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche Philippe Baptiste, à qui elle a présenté les conditions à respecter pour la recherche au Groenland – du moins, selon la publication LinkedIn qui reste. Deux dialogues dont on constate qu’ils ont eu la science pour point central.

La science comme vecteur privilégié de coopération

Fort d’un engagement historique de la France dans l’exploration polaire, où science et découverte se mêlent pour décrypter les dynamiques de ces espaces, le pays dispose d’un socle solide pour approfondir sa relation avec le Groenland.

La science constitue ainsi un vecteur privilégié de coopération, en particulier dans un contexte où les enjeux écologiques et géopolitiques s’entrecroisent. Une multitude d’institutions françaises jouent un rôle clé dans cette diplomatie scientifique : l’Institut polaire français Paul-Emile Victor (IPEV), acteur incontournable des campagnes scientifiques dans les régions polaires, soutient régulièrement des projets scientifiques basés au Groenland ; le Centre national de la recherche scientifique (CNRS) ; les universités et écoles politiques ; l’Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer (IFREMER) ; ou encore des associations, comme le Comité national français des recherches arctiques et antarctiques (CNFRAA), à travers ses Journées scientifiques, et l’initiative Greenlandia.

Dans ce cadre, le Groenland, qui assure depuis mai 2025 la présidence du Conseil de l’Arctique, aux côtés des îles Féroés et du Danemark, incarne une nouvelle centralité arctique tournée vers la recherche, le développement économique durable, et les populations arctiques. Ce forum intergouvernemental, largement axé sur le développement des connaissances scientifiques régionales, devient un espace diplomatique où la France, en tant qu’Etat observateur, peut valoriser sont expertise et renforcer ses liens avec Nuuk.

Vivian Motzfeldt et Jean-Noël Barrot. Image : Ambassade du Danemark

Cependant, la dynamique de recherche n’est pas exempte de tensions. Du côté groenlandais, ces démarches scientifiques, bien que faisant dorénavant l’objet de régulation, peuvent être perçues comme une imposition de cadres de pensée extérieurs, héritage colonial détaché des modèles de savoirs autochtones et des besoins locaux. Cette dichotomie – science occidentale vs. connaissance traditionnelle – alimente critiques et attentes, notamment sur le respect de la souveraineté culturelle et du territoire.

Un tournant symbolique de l’implication française dans l’avenir du Groenland s’est produit lors de la sortie de l’île des Communautés européennes en 1985, après une entrée majoritairement non souhaitée par le biais du Danemark.

Alors que les Groenlandais affirmaient leur volonté d’autodétermination via une première autonomie acquise en 1979, la France – via l’UE – restait alors indirectement impliquée, illustrant une première transition à des enjeux géopolitiques plus larges.

Première immixtion de la France dans l’avenir du Groenland : la sortie de l’île des Communautés européennes

En 1982, les Groenlandais expriment par voie référendaire leur souhait de quitter les Communautés européennes. Ce résultat déclencha une procédure juridique inédite : la modification des trois traités communautaires (Communauté économique européenne, Communauté européenne du charbon et de l’acier et Communauté européenne de l’énergie atomique) devant être ratifiée par l’ensemble des États membres.

La tâche était pressante : le Traité modifiant les traités instituant les Communautés européennes en ce qui concerne le Groenland, signé en mars 1984, devait entrer en vigueur le 1er janvier 1985. La France, alors présidente du Conseil des Communautés au second semestre 1984, joua un rôle institutionnel central dans la coordination et l’aboutissement du processus en cours.

La ratification française s’est notamment distinguée par un désaccord entre les deux chambres du Parlement, fait alors inédit en matière de réglementation internationale. L’Assemblée nationale, à majorité de gauche, s’est prononcée favorablement à l’amendement autorisant la sortie du Groenland, au nom du respect du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes (1ere lecture) (2eme lecture).

Le Sénat, quant à lui à majorité de droite, s’y est opposé, arguant du risque de précédent juridique au sein de l’Union, et alors même que la France faisait face à de fortes tensions en Nouvelle-Calédonie, et évoquant des conséquences économiques et sécuritaires, voire territoriale (1ere lecture)(2eme lecture). Faute d’accord en commission paritaire mixte, l’Assemblée nationale eut le dernier mot en décembre 1984, conformément à l’article 45, paragraphe 4 de la Constitution française.

Vivian Motzfeldt, Jean-Noël Barrot et l’ambassadrice Hanne Fugl Eskjær. Image : Ambassade du Danemark

Comme le montre les archives parlementaires (voir ci-dessus), la majorité sénatoriale, appuyée par les députés de droite, souleva déjà à cette occasion des argument thématiques qui allaient, avec le temps, contribuer à redéfinir la perception du Groenland dans le débat public : d’espace périphérique, il se transforme progressivement en un territoire stratégique, riche en ressources et doté d’un potentiel militaire croissant.

Quand l’Arctique devient un enjeu sécuritaire et économique

Le basculement stratégique du Groenland s’amorce dès le milieu du XXe siècle, alors que l’île, encore colonie danoise, devient un point de passage militaire entre l’Amérique du Nord et l’Eurasie. Depuis, la France y renforce sa présence via des exercices multinationaux comme ARGUS.

Cependant, en dépit de cette présence militaire épisodique, toute coopération dans le domaine de la défense reste encadrée par la souveraineté danois. La loi d’autonomie gouvernementale groenlandaise de 2009, tout en élargissant les compétences de Nuuk dans de nombreux domaines, maintient la défense sous le contrôle du Danemark, même si le Groenland est de plus en plus associé aux discussions de sécurité.

Vivian Motzfeldt et Philippe Baptiste. Image : Ambassade du Danemark

À ces enjeux sécuritaires s’ajoute désormais l’intérêt croissant de la France pour le potentiel économique du Groenland, en particulier dans le domaine des énergies renouvelables. Si l’île est surtout connue pour ses ressources en minéraux critiques, en uranium – malgré une interdiction d’exploitation depuis 2021 -, en pierres précieuses et en eau douce, elle dispose également d’un fort potentiel hydroélectrique qui reste encore peu valorisé.

Consciente de ces opportunités, le Groenland a récemment invité la France à envisager des investissements sur son territoire, soulignant la volonté de développer un partenariat économique renforcé. Cette dynamique s’est notamment concrétisée en 2024, lors d’une conférence d’affaires à Nuuk, où une haute dirigeante d’EDF a pu témoigner de l’intérêt des acteurs français pour le secteur énergétique groenlandais.

Soutenu via un partenariat européen notamment axé sur la croissance verte, ce potentiel d’investissement offre à la France une occasion stratégique de s’inscrire durablement dans le développement économique et énergétique de cette région clé de l’Arctique.

De la marge au dialogue : vers une convergence d’intérêts malgré l’asymétrie statutaire ?

Longtemps cantonné aux marges de l’imaginaire géopolitique français, le Groenland commence à s’imposer comme un interlocuteur stratégique à part entière. Si la visite de Vivian Motzfedt a pu passer inaperçue, elle cristallise un tournant dans les relations franco-groenlandaises : celui d’un dialogue naissant, encore discret mais porteur d’enjeux majeurs. Recherche scientifique, climat, défense, ressources : les intérêts convergent de plus en plus entre une France engagée dans la redéfinition de sa politique polaire, et un Groenland désireux d’élargir ses partenaires.

Mais cette convergence reste néanmoins marquée par une asymétrie statutaire et une prudence institutionnelle : à l’autonomie affirmée de Nuuk semble encore répondre une relative hésitation française, tant sur le plan diplomatique que stratégique. D’apparents intérêts chroniques à un véritable partenariat structuré, à la France de revoir sa posture.

Arthur Amelot est expert et consultant auprès de la Commission européenne, Junior Fellow au Collège de défense de l’OTAN, et membre du conseil d’administration d’APECS France. Il s’intéresse aux relations diplomatiques entre la France, l’Europe et les régions polaires.