Lacs arctiques, quand la vie stimule le méthane

par Mirjana Binggeli
08/07/2025

Alors que le réchauffement climatique transforme en profondeur les écosystèmes arctiques, une nouvelle étude révèle que les lacs situés aux hautes latitudes pourraient libérer davantage de méthane que prévu. Ce gaz à effet de serre, bien plus puissant que le CO₂, est produit dans les sédiments de lacs devenus plus productifs biologiquement. Une dynamique préoccupante, révélatrice de nouvelles boucles de rétroaction climatique.

Le professeur Anders Schomacker de l’UiT monte la garde contre les ours polaires pendant qu’il supervise Marie Bulínová et la Dre Alexandra Rouillard, occupées à prélever des carottes de sédiment lacustre depuis une petite embarcation dans le Wijdefjorden, au Svalbard. Photo : Willem van der Bilt

Les lacs arctiques, longtemps perçus comme des réservoirs de carbone relativement stables, se révèlent être une source potentielle de méthane bien plus importante qu’on ne l’imaginait. À mesure que la température de la région augmente et que les écosystèmes locaux se modifient, ces lacs, déjà responsables d’une quantité significative de méthane à l’échelle mondiale, risquent de libérer des volumes bien plus importants du gaz à effet de serre. Une étude menée par Marie Bulínová, doctorante à l’Université arctique de Norvège (UiT), et publiée le 23 juillet dernier dans le Journal of Geophysical Research: Biogeosciences montre que la productivité biologique des lacs arctiques (autrement dit, la quantité de matière organique produite par les algues et les plantes aquatiques) influence directement la production de méthane dans les sédiments. Une découverte cruciale qui pourrait aider à mieux comprendre le rôle de ces lacs dans le réchauffement climatique.

Le méthane est un gaz à effet de serre particulièrement puissant, plus de 25 fois plus efficace que le dioxyde de carbone pour piéger la chaleur dans l’atmosphère. Bien qu’il soit déjà bien documenté que les lacs arctiques émettent du méthane, les mécanismes exacts par lesquels ce gaz est libéré étaient jusqu’alors mal compris. 

En étudiant 10 lacs répartis entre le Svalbard et la Scandinavie subarctique, l’équipe de recherche a observé que la production de méthane dans les sédiments était plus élevée dans les lacs où la productivité biologique était plus importante. Cela inclut non seulement une plus grande quantité d’algues et de plantes aquatiques, mais aussi des végétations terrestres qui bordent ces plans d’eau. « Nous avons été surpris par la clarté avec laquelle la productivité de l’écosystème était liée à la production de méthane », explique Marie Bulínová dans un communiqué de presse publié par l’UiT.

Les résultats de l’étude révèlent que les conditions plus chaudes et plus humides favorisent cette productivité, entraînant une libération accrue de méthane depuis les sédiments vers la colonne d’eau, et éventuellement vers l’atmosphère. Les chercheurs ont calculé les flux de méthane à partir des sédiments et ont constaté qu’ils varient en fonction des caractéristiques spécifiques de chaque lac. « Nos résultats montrent que des conditions plus chaudes et plus humides augmentent la productivité biologique dans les lacs arctiques, ce qui, à son tour, entraîne des émissions de méthane depuis leurs sédiments », indique Bulínová.

Le rôle des lacs arctiques dans le réchauffement climatique

Bien que les flux de méthane observés dans les lacs arctiques soient globalement inférieurs à ceux mesurés dans des régions plus tempérées ou tropicales, leur impact potentiel sur le climat reste significatif. L’équipe a comparé les flux de méthane de l’Arctique à ceux d’autres régions du monde, et a découvert que, bien que les émissions arctiques soient plus faibles, elles varient de manière importante d’un lac à l’autre. Ces différences sont largement influencées par des facteurs locaux comme la couverture végétale, la forme du lac, et la composition des sédiments. 

L’étude montre en outre que certains lacs arctiques, notamment ceux situés à des latitudes plus élevées, libèrent des niveaux de méthane bien plus importants que prévu, ce qui renforce l’idée que ces écosystèmes pourraient devenir de plus en plus responsables des émissions de ce gaz à l’avenir. « L’un des aspects frappants de ce travail est la grande variabilité entre les lacs arctiques. Certains libèrent beaucoup plus de méthane que d’autres, en fonction de facteurs locaux tels que la couverture végétale, la forme du lac, ou la composition des sédiments. C’est pourquoi il est essentiel d’étudier une large gamme de types de lacs si nous voulons comprendre le rôle de l’Arctique dans les boucles de rétroaction climatiques futures », ajoute Marie Bulínová.

Localisation des dix lacs arctiques analysés dans l’étude. Les sites, répartis entre la Norvège, la Suède et l’archipel du Svalbard, présentent une grande diversité de formes, de profondeurs et de contextes climatiques. Cette variété a permis de mieux comprendre les facteurs locaux influençant la production et la diffusion du méthane à partir des sédiments. En bleu : lacs étudiés ; flèches : flux d’entrée et de sortie d’eau ; lignes : limites des bassins versants. Image : Bulínová et al.

Cette variabilité régionale, qui découle de facteurs aussi divers que la morphométrie des lacs, la composition chimique des sédiments, et les conditions climatiques locales, rend d’autant plus complexe l’estimation des flux de méthane à l’échelle de l’Arctique. Les chercheurs ont d’ailleurs développé des modèles prédictifs utilisant des techniques d’apprentissage automatique pour mieux appréhender ces variables. Ces modèles ont permis d’identifier les principaux facteurs qui influencent les émissions de méthane, à savoir la température, les précipitations et la productivité primaire des lacs. L’étude souligne ainsi l’importance de mieux comprendre ces dynamiques pour prédire l’évolution des émissions de méthane dans un contexte de réchauffement climatique.

Le climat en mode accélérateur

Les résultats de cette étude révèlent un cercle vicieux qui pourrait accélérer le réchauffement de la planète. Alors que la température continue d’augmenter et que les saisons de croissance des plantes se prolongent, les écosystèmes arctiques devraient devenir plus productifs, ce qui pourrait entraîner une libération accrue de méthane. Un phénomène qui risque de renforcer les effets du réchauffement climatique au lieu de les atténuer. « L’Arctique change rapidement, et nous devons comprendre toutes les boucles de rétroaction impliquées. Nos travaux suggèrent que l’augmentation de la productivité des écosystèmes – quelque chose que l’on pourrait considérer comme positif – pourrait aussi augmenter la libération de méthane et accélérer ainsi le réchauffement », conclut-elle.

Les lacs arctiques, souvent négligés dans les bilans de gaz à effet de serre, pourraient jouer un rôle plus central que prévu dans les futures stratégies de lutte contre le réchauffement climatique. À l’heure où la communauté scientifique cherche à affiner les modèles climatiques et à mieux comprendre les émissions de méthane dans les écosystèmes nordiques, cette étude met en lumière l’importance de prendre en compte tous les facteurs (biologiques, géochimiques, et climatiques) pour évaluer correctement les risques associés à ces écosystèmes.