Les populations de manchots empereurs chutent deux fois plus vite que prévu

par Camille Lin
06/17/2025

En restera-t-il à la fin du siècle ? Les données satellitaires montrent une chute de 22 % des manchots empereurs sur un quart de l’Antarctique ces 15 dernière années, victimes de l’instabilité climatique.

Snow Hill – Antarctica. Image : Michael Wenger

Une pierre de plus à l’édifice fastidieusement bâti par les manchologues autour d’une intuition qui se confirme de publication en publication. Les manchots empereurs disparaîtront d’ici la fin du siècle si rien n’est fait. Rien, ou plutôt maintenir la progression des émissions de gaz à effet de serre. Pour apporter des preuves tangibles, factuelles et validées par la communauté scientifique, le Dr Peter Fretwell, biologiste spécialisé dans l’étude des manchots à partir d’images satellitaires du British Antarctic Survey, et son équipe ont étudié les populations de cet oiseau iconique sur le quart de l’Antarctique situé entre la longitude 0 et la longitude 90.

Leurs mesures publiée le 10 juin dans communications earth & environment montrent que les modèles calculant la taille des populations de cette espèce sous différents scénarios d’émissions sous-estiment la chute de l’empereur. Sur les 15 dernières années, alors que les derniers calculs de la Dr Michelle LaRue prévoyaient un déclin de 9,5 % sur l’ensemble de l’Antarctique, force est de constater que ce déclin s’élève à 22 % pour le quart du continent étudié par le Dr Peter Fretwell.

Snow Hill – Antarctica. Image : Michael Wenger

De la Terre de la Reine-Maud à la mer de Bellingshausen en passant par la mer de Weddell, cette portion de côte recoupe une variété de dérèglements climatiques que l’on retrouve autour de l’Antarctique. D’une part, la mer de Weddell est encore relativement préservée du réchauffement de l’océan et, d’autre part, l’ouest de la péninsule Antarctique connaît les degrés de réchauffement les plus drastiques du continent. En se concentrant sur cette partie de l’Antarctique, les chercheurs ont pu gagner du temps.

« L’imagerie que nous utilisons est coûteuse, mais le principal problème est le temps, l’analyse est chronophage. Le travail de la Dr Michelle LaRue, auquel nous avons également participé, portait sur l’ensemble du continent et a pris des années. Les dernières données utilisées datent de 2018, mais elles n’ont été publiées qu’en 2024. Nous voulions que notre étude soit plus à jour et nous avons donc décidé de prendre un sous-ensemble plus petit », a expliqué le Dr Peter Fretwell à polarjournal.net.

Banquise déstabilisée

Si les chercheurs ont été si « pressés » pour inclure de nouvelles observations des années 2019 à 2024, c’est parce que les manchots empereurs ont subi de nouvelles conséquences du changement climatique. Les records d’extension basse de la banquise estivale ou hivernale s’enchaînent depuis ces cinq dernières années – nous l’avons chroniqué dans nos pages depuis 2019. Très bien, mais pourquoi les calculs se trompent-ils autant si les effets du changement climatique sur la banquise sont connus et bien documentés ?

« Pour reproduire mathématiquement la réalité des manchots empereurs, il faut prendre plus de données en compte. Ce n’est pas seulement la perte de la banquise, l’habitat plat sur lequel ils se reproduisent, qui les affecte, mais également l’ouverture de la glace qui les met en compétition avec d’autres manchots et d’autres animaux qui pêchent ou encore les expose à des prédateurs », a expliqué le Dr Phil Trathan, co-auteur et chercheur émérite au British Antarctic Survey.

Snow Hill – Antarctica. Image : Michael Wenger

Les empereurs ne sont pas très agiles et sont assez lourds, ils sont totalement dépendants de la banquise et des habitats sous-marins qu’elle couvre. Ils se nourrissent d’une variété de proies telles que des poissons, du krill, et des calmars. Et même si les baleines reviennent d’une quasi-extinction pour certaines espèces suite à leur chasse, cela n’est pas particulièrement défavorable à l’empereur, contrairement aux manchots qui pêchent essentiellement le krill.

« Seul le petit rorqual s’aventure vraiment là-bas, et c’était la baleine la moins chassée à l’époque des chasseurs de baleines », assure le Dr Peter Fretwell. Le poids de l’histoire maritime n’est pas dans la balance, mais toujours la banquise qui fond, ou pas. L’étude précise que, lorsqu’il manque de glace, les manchots doivent plonger plus profondément pour trouver des proies, et, lorsqu’il y en a trop, ils doivent marcher longtemps pour pouvoir plonger. Plus qu’un réchauffement, les auteurs désignent l’instabilité climatique comme étant au cœur du déclin.

Snow Hill – Antarctica. Image : Michael Wenger

« Il est important de préciser que nos données sont des mesures et n’émanent pas d’un modèle. Il est inquiétant de constater qu’elles sont en dessous d’environ 50 % de ce qu’aurait dû être la population en 2023 selon les précédentes prévisions. Nous ne spéculons pas et ne modélisons pas ce qui se passera à l’avenir, mais si l’on se réfère aux projections déjà faites, c’est-à-dire une quasi-extinction en 2100, et que les données réelles sont pires… je vous laisse tirer vos propres conclusions », a expliqué le Dr Peter Fretwell. « Je pense que l’on peut dire qu’une action urgente est nécessaire et que l’horizon de la sauvegarde de cette espèce est plus court que ce que nous pensions. »

Fragilité désormais officielle ?

Souvent, les analyses en restent à cette étape, mais ici, les chercheurs vont un peu plus loin. Il existe deux scènes des politiques de conservation des espèces sur lesquelles ces données pourraient avoir un poids. La première est la liste rouge des espèces menacées de l’UICN et la seconde, les listes des espèces spécialement protégées du système du Traité sur l’Antarctique. L’inscription du manchot empereur sur la liste rouge de l’UICN comme « vulnérable » pourrait prendre un an, estime le Dr Phil Trathan, mais lors des réunions du Traité sur l’Antarctique, son classement a été rejeté l’année dernière.

Snow Hill – Antarctica. Image : Michael Wenger

« Notre article s’ajoute à la liste de preuves croissantes que les manchots empereurs sont en danger », ajoute Dr Peter Fretwell. « Que cela change quoi que ce soit sur la scène antarctique dépend surtout de si le blocage actuel résulte d’un manque de preuves scientifiques ou d’autres raisons non scientifiques. » La prochaine réunion internationale du Traité sur l’Antarctique aura lieu à la fin du mois à Milan et « ils pourraient choisir de la classer cette année ou d’attendre des données scientifiques supplémentaires. Il est important de noter que l’UICN est également en train d’examiner les preuves scientifiques et qu’une fois terminé, ce sera un facteur clé qui pourrait aider à persuader le Traité sur l’Antarctique de revoir ses décisions antérieures », remarque le Dr Phil Trathan.

Reconnaitre la vulnérabilité de l’espèce est une chose, l’autre réside dans l’ADN. Les scientifique espèrent que les manchots empereur déclencheront une forme d’adaptation qui resterait encore muette dans leur génome, provenant d’un temps que seul les multimillénaires peuvent connaitre, du dernière age interglaciaire. Comme une branche dans une falaise… ce n’est pas très confortable, mais on peut s’y accrocher.