Concordia – « Une installation vivable, économe en énergie, facile à monter »

par Camille Lin
04/02/2025

La station franco-italienne fête sa vingtième année de fonctionnement, perchée en haut de l’Antarctique. Patrice Godon, le chef de projet, nous raconte les enjeux de sa construction du point de vue de l’expertise polaire.

Concordia est un point d’observation d’importance mondiale pour l’étude de la calotte glaciaire, de l’atmosphère et du ciel dans son ensemble. Il renforce considérablement le maillage des observatoires planétaires, puisqu’il n’y a pas d’autre station dans cette partie du continent blanc, vaste comme 28 fois la France. Image : Thibaut Vergoz / Institut polaire français

Concordia fête ses vingt ans de fonctionnement, mais à quand remonte l’idée ?

Tout a commencé dans le milieu de la recherche scientifique antarctique. L’idée d’une station continentale a germé à la fin des années 1970 au sein d’un cercle de chercheurs déjà impliqués dans l’étude du continent, dont le glaciologue Claude Lorius.

L’idée a pris corps à la fin des années 80 sous l’égide du territoire austral français. En effet, avant la création de l’actuel Institut polaire français – appelé l’Institut français pour la recherche et la technologie polaires (IFRTP) lors de sa création en 1992 -, les TAAF étaient en charge de la gestion de la recherche scientifique en Antarctique et de son développement.

Pour ma part, depuis 1985, j’étais responsable technique des EPF (Expéditions polaires françaises), organisation parente de l’IFRTP, et, suivant un accord tacite entre les EPF et les TAAF, j’ai en quelque sorte été prêté au projet d’une future station continentale.

Au cours de ses 39 ans de service, Patrice Godon, à la suite de son hivernage en 1980, s’est rendu chaque été austral sur le terrain. Image : Thibaut Vergoz / Institut polaire français

J’avais déjà dix ans d’expérience polaire quand j’ai travaillé à la rédaction du cahier des charges en vue de l’organisation d’un concours devant sélectionner à la fois un projet et un constructeur. Parmi les points importants, il y avait bien sûr la résistance aux très basses températures et la bonne isolation thermique pour minimiser les besoins en chauffage. Au Dôme C, le thermomètre est déjà descendu à -85 °C.

Qui a été sélectionné pour plancher sur ce projet hors norme ?

TechnicAtome, la branche du CEA qui travaille sur les chaudières nucléaires de navires, associée à l’ingénieur Gérard Chamayou, a remporté l’offre. Les chargés d’affaires de TechnicAtome et Gérard Chamayou avaient besoin d’informations pour comprendre les spécificités d’une construction sur la calotte polaire. Je recevais beaucoup de visites. L’étude a été rendue en 1991.

En janvier 1992, à sa création officielle, l’activité scientifique antarctique française, alors administrée par les TAAF, a été transférée au nouvel institut, y compris l’activité océanographique du Marion Dufresne et Concordia. L’institut étant alors chargé du dossier, je suis devenu responsable du suivi du projet.

Le raid est une succession de dameuses et de traîneaux remorqués par des tracteurs. Image : Thibaut Vergoz / Institut polaire français

Le projet de TechnicAtome et de Gérard Chamayou était construit en partie en bois avec une partie hémisphérique façon La Villette. Après analyse, j’ai trouvé que cette solution technique n’était pas satisfaisante. La réalisation des demi-hémisphères, à monter complètement sur site, n’était pas ergonomique, et ces demi-hémisphères réduisaient la surface de plancher exploitable.

J’ai demandé une réétude pour une conception de génération cylindrique équipée de parois planes et préfabriquées. Le budget proposé étant trop élevé, j’ai proposé à la direction de l’Institut de tout reprendre en interne. Le président d’alors, Claude Lorius, a approuvé complètement cette solution. Vingt ans après, je pense toujours que les plans de la première ébauche n’auraient pas pu coller.

Le projet a par la suite réellement pris forme. Associé à un bureau d’étude en charpente métallique expérimenté en constructions de grands volumes, la forme définitive c’est-à-dire un polygone à 18 côtés, a été confirmée en 1993, ainsi que les grandes lignes techniques : panneautage, mode de maintien à la charpente et liaison au sol.

À ce sujet, inspiré des stations radar du Groenland, il a été confirmé – comme l’avait d’ailleurs proposé TechnicAtome – que les édifices reposeraient sur des pilotis afin de laisser passer le vent en dessous et ajustables afin de compenser des déformations ou des glissements de la surface.

Les plans sont une chose, mais comment avez-vous envisagé l’opérationnel ?

De plus, il a fallu prendre en compte des réalités de construction et de transport totalement différentes, telles que la grue qui a été conçue spécifiquement en accord avec les éléments du gros œuvre. De même pour le transport dans son ensemble : les colis devaient être adaptés au format conteneur, tant pour les lignes commerciales maritimes que pour les convois – les raids.

La station culmine à 3 233 mètres d’altitude. Image : Gérard Jugie / Institut polaire français

L’organisation des convois a été un nouveau défi en soi. En effet, il est une chose d’avoir ce projet, il en est une autre de le mettre en place. Les années 80 ont vu sortir de nouvelles machines de traction, telles que les premiers tracteurs à chenilles conçus au départ sur des bases de bouteurs et des machines de damage en montagne réellement puissantes permettant de travailler en continu sur de la neige très compacte.

Le début des années 90 a également vu se populariser le GPS qui, même en version dégradée (les filtres ont été levés en 99), constituait une évolution majeure en comparaison du couple théodolite-compas solaire. Toutes ces avancées techniques ont permis de concevoir un système de convois qui a été développé et amélioré en continu en parallèle avec la conception et les premiers achats des équipements de la station.

Avez-vous envisagé sa possible déconstruction ?

Pour répondre à la question, certains architectes, avec des tendances à redécouvrir l’eau chaude, ont regretté, 20 ans après la mise en service, que la profession n’ait pas été associée au projet. C’est en partie faux, car c’est bien un architecte, en l’occurrence italien, qui a veillé à la distribution intérieure et au design des locaux. Pour le reste, ces derniers pensent souvent à concevoir des constructions qui marquent leur époque. Mais ici, la notion d’époque n’entrait pas en ligne de compte.

Grue spécialement conçue pour le chantier. Image : Alain Manouvrier / Institut polaire français

Concordia sera démonté un jour et, Traité de l’Antarctique oblige, sera rapatrié. C’est une construction éphémère par principe, même si l’éphémère dure 30-40 ans. Il s’agissait d’abord d’entrer dans un budget étroit et de réaliser une installation vivable, économe en énergie, facile à monter. Nous avons considéré que l’exploit esthétique individuel n’était pas la priorité. Concordia est une boîte perchée sur un sommet de l’Antarctique, et seules priment, tel un sous-marin, les aptitudes au milieu.

Les contraintes techniques mises au jour par le projet de 1989 et 1991, l’articulation des convois, leur débit possible, confirmé par les premiers tests sur site – au début 400 tonnes annuelles – pour transporter les 3 500 tonnes de l’ensemble, ont mis en évidence que le projet prendrait au moins 10 ans pour être installé. Cette durée de 10 ans, publiée en 1994, a été, à quelque chose près, respectée avec l’ouverture au premier hivernage en 2005.

Quel sont les exemples d’implications italiennes de ce projet conjoint ?

Sur le plan financier, il est apparu rapidement qu’il y avait un intérêt certain à pratiquer la cohabitation. Ainsi, dès 1992, des contacts ont été noués avec l’opérateur polaire italien ENEA pour un mariage de circonstance signé en 1993. L’ENEA, qui prenait le train en route, avait alors complètement accepté le projet polygonal de la seconde étude, tel que présenté.

Le toit de Concordia en construction et le camp d’été qui se trouve derrière. Image : Serge Drapeau / Institut polaire français

Concordia est ainsi devenu franco-italien et complètement cofinancé, avec un partage des compétences techniques – la charpente et le cloisonnement intérieur par l’IFRTP, les parois et le camp d’été par l’ENEA, les services aériens par l’ENEA, les convois mixtes mais organisés au départ de Dumont d’Urville, etc..

Quel était le principal objectif scientifique, au tout début, lors de la construction de la station ?

Pour revenir à la glaciologie, le projet de forage européen EPICA, sur le site du Dôme C – au même endroit que Concordia -, lancé par Claude Lorius et Jean Jouzel a commencé à prendre corps au même moment.

Le projet EPICA, qui a permis de remonter le temps de 800 000 ans, a ainsi profité des installations nécessaires au démarrage de Concordia, notamment des transports en convois et du camp d’été complet, c’est-à-dire la centrale électrique, la cuisine, le couchage, etc., destiné à la fois aux techniciens de la future station et au personnel de forage.

Bien sûr, il y a eu des difficultés à certains moments. La mise au point des convois et la conception de traîneaux/supports de charges fiables ont pris du temps et sont devenues une priorité au début des opérations de terrain. Un autre point : l’ENEA, avec une culture technique issue du nucléaire, ne jurait que par l’acier inox et a dû se faire à l’acier noir. Mais globalement, toute l’opération, organisée depuis l’institut en fil tendu afin d’être en phase avec le rythme des allocations budgétaires, des capacités annuelles du navire de liaison, des convois et des capacités de travail sur site, s’est déroulée sans problèmes majeurs et sans ruptures. Ainsi en 2005, a débuté le premier hivernage.

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