Un oiseau qui n’a d’empereur que le nom

par Camille Lin
07/08/2025

À peine le manchot empereur commence-t-il à livrer ses secrets que déjà il s’efface. Sentinelle d’un climat en crise, cet oiseau emblématique de l’Antarctique pourrait disparaître avant même que nous ayons appris à vraiment le connaître.

Le manchot empereur (Aptenodytes forsteri) vit exclusivement en Antarctique et se distingue des autres manchots par sa reproduction hivernale. Image : Michael Wenger

Le manchot empereur se fond dans un paysage glacé, entre banquise et icebergs, sous lesquels il plonge pendant plus de 30 minutes et à plus de 500 mètres au meilleur de sa former pour rechercher des poches de krill et des poissons. Il passe dans les fissures, les polynies, pour remonter à la surface, où il reste en retrait, sur la glace côtière, pour se reproduire.

Du haut de leur bon mètre vingt et forts de leurs 36 kilos pour les spécimens les plus imposants, ils laissent passer le blizzard en se blottissant les uns contre les autres. Plus d’un demi-million d’oiseaux vivent autour du continent Antarctique, et il est difficile de les atteindre et de les rencontrer.

La baie d’Atka ou la pointe de la Géographie sont des exemples de colonies bien connues, par leur proximité avec les stations de recherche allemande et française. Mais pour les 66 colonies aujourd’hui répertoriées, ce sont plutôt les taches brunes sur la banquise qui permettent de trahir leur présence et, à force de zooms et d’algorithmes, d’en déduire le nombre.

Plus précis encore, les comptages par drones, de type hélicoptères ou petits avions. Ils ont fait leurs preuves autour de l’Antarctique en survolant des colonies à hauteur constante, comme un vol de courtoisie. Les scientifiques les marquent ou prennent des échantillons sanguins et, à partir du génome, comprennent d’où ils viennent et où ils vont.

Si ce ne sont pas des programmes nationaux, ces derniers peuvent monter à bord de navires de croisière, comme en 2004, 2009 et 2024 avec la compagnie Quark, à Snow Hill, où vivent, divisés en plusieurs groupes, entre 11 000 et 12 000 manchots. Cette colonie a été décrite pour la première fois en 1997.

Les rencontres et les mesures restent ponctuelles, même lorsqu’on se situe près de Dumont-d’Urville, où il faut tout de même se déplacer et rester un peu de temps sur place pour les observer. En 2022, proche de la station Neumayer III, a été testé un robot télécommandé nommé Echo pour étudier la colonie de 26 000 individus, par ailleurs surveillée par 12 caméras.

Une espèce sentinelle, dit-on dans les conférences, les rapports et les publications, sentinelle des changements, parce que la population décline à mesure que la planète se réchauffe.

Un déclin deux fois plus rapide que prévu

La plus grande colonie de manchots empereurs se trouve au Cap Washington, en Terre de la Reine-Maud, en Antarctique. Image : Christoph Hoebenreich / Ultima

Il y a 4 ans, les scientifiques lançaient leurs formules mathématiques à la recherche des empereurs du futur, et les modèles prévoyaient la perte de 4 colonies sur 5 en 2060 et la quasi-extinction de l’espèce en 2100. À l’époque, on ne connaissait que 54 colonies, et 22 d’entre elles subissaient des événements climatiques extrêmes.

Autant dire que les scientifiques du British Antarctic Survey ou du CNRS, pour ne citer qu’eux, n’ont pas lâché les comptes sachant que tout modèle est perfectible. Surtout que de nouvelles colonies sont apparues progressivement sur les images satellites.

En mars 2024, l’on découvrait que le déclin était déjà bien avancé et qu’entre 2009 et 2019, 10 % de ces oiseaux plongeurs avaient déjà disparu. Moins de glace et plus d’événements extrêmes : pluies battantes, fortes chutes de neige, tempêtes prolongées… Pour ces oiseaux à la croissance lente, les pertes sont moins facilement remplaçables. Il leur faut 5 ans avant d’être en âge de se reproduire.

Toutes les colonies ne sont pas touchées de la même façon. Les plus forts déclins sont visibles dans la mer de Weddell ou sur les côtes regardant vers l’océan Indien et l’Australie. Cette année, en juin, les chercheurs du British Antarctic Survey, parmi lesquels Peter Fretwell et Philippe Trathan, ont reconduit les mesures sur un quart de l’Antarctique et sur une plus longue période.

Le déclin constaté y est en fait deux fois plus grand que les dernières prédictions. La disparition de l’empereur à la fin du siècle est à redouter, alors qu’on découvre d’année en année de nouvelles colonies.

Colonies en mouvement, disparition et redécouverte

Vue aérienne d’une sous-colonie de manchots empereurs à Snow Hill, en Antarctique.. Image : British Antarctic Survey

En 2019, la colonie d’Umbeashi disparaît après la déstabilisation de la glace sur laquelle elle avait l’habitude de se reproduire. Une croix de plus sur le tableau des manquants à l’appel. En 2020, 11 nouvelles colonies apparaissent sur les cartes des scientifiques, alors mises à jour grâce au satellite de surveillance Sentinel-2. Alors, le nombre de colonies connues s’élève à 61 (trente d’entre elles ont été découvertes par satellite).

C’est donc très récemment que ce type d’imagerie nous permet de garder un œil sur les manchots empereurs. Ou de les redécouvrir, comme pour 3 colonies, parfois retrouvées à 50 kilomètres de leur position originale. Même si le contact est rétabli, force est de constater qu’elles sont toutes dans la zone la plus affectée par la réduction de la banquise.

En 2021, à Umbeashi réapparaît un groupe et tout porte à penser qu’il s’agit de la colonie disparue qui se serait reformée. En janvier 2023, 500 manchots sont découverts dans la mer d’Amundsen. Un petit groupe également positionné dans une zone climatiquement critique.

Début 2024, 4 nouvelles manchotières apparaissent sur les images de Sentinel-2 et Maxar WorldView-2 aux quatre coins de l’Antarctique, de la plateforme Lazarev sur les côtes de la Terre de la Reine-Maud jusqu’à la pointe de Verleger.

Comme les oscillations d’un corps qui perd lentement de la force, de petits groupes apparaissent et disparaissent à mesure que leur habitat subit les assauts répétés d’une mer qui se réchauffe.

Un habitat en voie de disparition

Les manchot empereurs tolèrent en groupe des températures extrêmes allant jusqu’à -60°C. Image : Michael Wenger

2010, un iceberg entre en collision avec la colonie de manchots de la mer de Dumont-d’Urville. Cette masse de glace et la flottille qui l’accompagnait ont créé un bouchon, augmentant la marche de l’empereur vers les eaux libres. S’en est suivie une mortalité anormale des jeunes poussins entre 2011 et 2014.

La population a ensuite décliné de moitié, au vu des relevés de 2021. Après une glace excessive, une diminution globale s’est amorcée depuis 2016. La banquise de l’Antarctique enchaîne dès lors régulièrement les records d’extension basse, été comme hiver.

Mais ce n’est pas seulement le substrat dur sur lequel ils peuvent se tenir debout qui est en jeu, sont aussi en cause l’abondance de krill, l’accès au krill et l’arrivée d’autres prédateurs qui frayent dans des eaux de moindre glace.

Tous les chercheurs s’accordent à dire que ce n’est pas tant la fonte qui met en péril l’espèce, mais surtout l’instabilité climatique, ou l’effet combiné des deux auquel s’invite des événements catastrophiques.

Des échecs massifs de reproduction

La femelle pond un œuf par saison et le mâle le couve pendant 65 jours sur ses pattes. Image : Michael Wenger

En août 2023, dans la mer de Bellingshausen, quatre colonies ont complètement disparu simultanément, sous les yeux placides de Sentinel-2 en vol orbital. Le sol s’est dérobé sous les pattes des adultes qui savent nager et des poussins qui n’avaient pas encore le plumage étanche.

Trop tôt, en somme, trop jeunes pour mourir dans une débâcle précoce. En soi, les animaux n’étaient pas nombreux, entre 630 et 3 500 couples, mais le signal reste fort. C’est le premier échec massif régional concernant plusieurs colonies de façon simultanée, en décembre, avant l’envol des petits.

Un voyage périlleux pour les jeunes empereurs

Pour la première fois, des poussins de manchots empereurs sautent 15 mètres dans l’océan Antarctique. Vidéo : Bertie Gregory / National Geographic / ABC News

Même si « envol » est employé pour parler de l’émancipation des jeunes, les manchots ne volent toujours pas. Sauf peut-être quand ils sautent d’un mur de glace de 10 mètres. Filmés pour la première fois en 2024 dans la baie d’Atka, 700 poussins se sont mis en marche vers une plateforme de glace par inadvertance.

Sans doute trompés par des nuages bas, ils sont montés sur la pente douce d’une langue glaciaire fondue, quittant alors la banquise côtière. Heureusement, leur squelette est encore souple, l’événement a simplement produit de belles images de poussins qui lâchent prise. C’est après que les choses se corsent.

Une étude de septembre 2022 montre que les jeunes empereurs remontent à 600 kilomètres plus au nord que leur aire de répartition estimée et entrent dans des zones où la pêche au krill est pratiquée.

Ainsi, les zones protégées couvrent seulement 10 % de l’empire, et ce, à cause de blocages répétés des projets d’aires marines protégées supplémentaires au sein de la CCAMLR (Convention sur la conservation de la faune et la flore marines de l’Antarctique). L’ordre international est impuissant pour protéger l’espèce, et l’oiseau n’a d’empereur que le nom.

Sentinelle d’un climat qui s’effondre

Glace de mer près de l’île de Baffin dans l’Arctique canadien. Image : USGS NASA / Landsat 7

En juin 2022, la 44e réunion diplomatique du Traité sur l’Antarctique, à Berlin, n’a pas permis l’adoption de la protection spéciale du manchot empereur. Dans ces réunions tenues au secret, où personne ne dénonce publiquement le blocage, les bruits de couloir pointent la Chine comme nation responsable du blocage, malgré la charge des preuves scientifiques (plus encline à défendre l’exploitation du krill que la protection ?).

Les défenseurs de la nature ont vu la déconvenue se répéter en Finlande, en Inde, puis en Italie cette année. D’autres voies devraient permettre de reconnaître l’état de vulnérabilité dans lequel l’espèce se trouve.

Elle devrait rejoindre la liste rouge des espèces menacées de l’UICN l’année prochaine, mais, comme après son entrée dans l’US Endangered Species Act en 2022, quelles seront les retombées ? Sachant que la menace est directement liée à la perte d’équilibre entre les émissions de gaz à effet de serre et l’absorption de ces derniers.

L’activité humaine pousse l’empereur à quitter son trône, et nous y assistons par satellites interposés, serveurs, laboratoires et communications… comme s’il s’agissait du peuple d’une autre planète. Sauf, peut-être, que c’est notre propre déclin dont il est question.