Aires marines protégées et pêche à la légine autour de Heard et McDonald

par Camille Lin
07/11/2024

L’âge du plus vieux spécimen de légine des collections naturalistes australiennes a été estimé à environ soixante ans. Image : Christophe Delpont / TAAF

Le projet de l’extension du parc marin de l’archipel australien le plus proche de l’Antarctique vient d’être ouvert à la consultation publique et la question de la pêche est inévitablement à l’ordre du jour. Enquête.

Le 5 juillet dernier, le gouvernement d’Australie a annoncé vouloir protéger 300 000 kilomètres carrés d’espaces maritimes supplémentaires autour des îles Heard et McDonald, situées à plus de 4 000 kilomètres au sud-ouest de la Tasmanie dans l’océan Austral. Le projet devrait permettre l’agrandissement d’une aire marine protégée déjà existante pour couvrir 90 % de la zone économique exclusive (ZEE) autour de cette possession australienne au sud du front polaire. « En multipliant par quatre la taille du parc marin […] une plus grande partie de nos océans autour des îles devrait être protégée, ainsi que les phoques, les albatros et les baleines qui y vivent », a déclaré la ministre de l’Environnement Tanya Plibersek. « Cette proposition permettrait […] de protéger la moitié des eaux australiennes, tout en permettant à l’industrie de la pêche durable de continuer à exister. » La pêche à la légine australe – une sorte de morue des eaux froides de l’Antarctique – représente 100 millions de dollars pour l’industrie de ce pays chaque année. Réputés pour leur chair, ces poissons irriguent un marché très lucratif aux États-Unis et en Asie.

Situation géographique des îles de Heard et McDonald. Image : Australian Antarctic Division

Bien que les discussions autour de la nouvelle aire marine protégée aient commencé avant, l’annonce gouvernementale fait suite à plusieurs évènements. D’une part, la sortie d’un rapport d’évaluation des populations de légine. Publié le 7 mai 2024 par la Convention sur la conservation de la faune et la flore marines de l’Antarctique (CCAMLR), il montre que les effectifs de légines australes des îles Heard et McDonald s’effondrent. La population a atteint, en 2023, 39,4 % des effectifs « originels » estimés à 224 760 tonnes. Elle est passé sous le seuil de pêche durable définie par la CCAMLR. D’autre part, l’annonce gouvernementale tombe alors que le groupe de travail de la CCAMLR Surveillance et gestion des écosystèmes est réuni à Leeuwarden (Pays-Bas).

Pêche ou non pêche ?

La légine est une pêche réputée pour être précautionneuse et durable. Mais qu’en est-il vraiment ? Le ministère de l’Environnement nous a précisé qu’elle était labellisée MSC et que : « Nous travaillons au sein de la CCAMLR pour développer des mesures de conservation qui garantissent l’utilisation durable des ressources marines vivantes, y compris la légine, qui est la principale pêche pratiquée dans les eaux autour de Heard et McDonald. » Autour de cinq navires croisent habituellement dans les eaux australiennes au niveau des 50e degrés de latitude sud. L’année dernière, ils étaient seulement trois navires à s’y être risqués. Cette petite flotte s’est lancée en 2023 à la poursuite de 3 000 tonnes de poissons et n’en a rapporté qu’environ 2 600.

Fonds marins autour de Heard et McDonald.. Image : Australian Antarctic Division

Contrairement à d’autres pêcheries de légines, celle autour de Heard et McDonald n’est pas réservée aux palangres (technique de pêche à la ligne). Des chaluts de fond sont actifs sur les plateaux sous-marins. De nombreuses ONG ne considèrent pas cette technique durable. Richard Leck, qui dirige le groupe de travail du WWF Australie, critique dans le média australien ABC News le système de délimitation des aires protégées présenté par le gouvernement : « Ces zones n’auront pas un impact très important sur l’industrie de la pêche existante, et il serait formidable de voir cette proposition révisée et ces espèces importantes protégées. »

À droite le projet d’extension. Il décrit trois types de protection. Il y a une zone sanctuaire (en rouge), une zone Unesco classée II (en vert) et une zone classée IV (en jaune). Images : Australian Government

« Les protections intégrales et hautes correspondent, en termes d’objectif de conservation, aux catégories I et II de l’UICN », explique Joachim Claudet, conseiller océan du CNRS (France) dans le n°338 de la revue Chasse-Marée. « Dans une aire marine protégée de niveau ‘léger’ une certaine protection existe, mais des extractions et impacts modérés à important sont autorisés. »

Au vu de la carte, les espaces pénalisant la pêche ne seront pas situés où l’effort de pêche est le plus important. « Pour l’instant, les nouvelles zones sanctuaires ne sont pas aux endroits que je pense être les plus prioritaires », explique le Dr Andrew Constable, biologiste marin de l’Université de Tasmanie sur ABC News. Occasion rêvée pour de nombreux acteurs d’entrer dans le débat, le projet est soumis à consultation publique jusqu’en septembre. « Madame Plibersek a dit que la pêche actuelle peut coexister avec l’expansion des aires protégées en notant que cela peut aider à repousser la pêche illégale », peut-on également lire dans ABC News.

Rare vue de Heard par beau temps. Image : Kate Kiefer / AAD

Des navires non répertoriés sont parfois détectés en périphérie des eaux territoriales, comme en 2011, 2016, et 2017. Régulièrement des engins de pêche sont aussi retrouvés, dérivant dans les eaux nationales. « Il y a toujours des bateaux suspects qui traînent en périphérie de la ZEE », nous confie une source anonyme proche des pêcheries de Kerguelen. Cet archipel est voisin de Heard et McDonald. Les deux masses de terres émergentes partagent une vaste région sous-marine connectée par un plateau.

Défaut de recrutement

La pêche réglementée n’est peut-être pas à l’origine de la chute des effectifs de légine. « Cette pêche suit des règles strictes, elle est suivie par des observateurs embarqués qui marquent des poissons pour pouvoir évaluer la population d’une année sur l’autre », nous explique Marc Eleaume, biologiste du Muséum National d’Histoire Naturelle de Paris travaillant sur les écosystèmes aquatiques de l’archipel Kerguelen.

Le palangrier Ile de La Réunion II dans le golfe de Morbihan à Kerguelen. Image : Terres australes et antarctiques françaises

L’état des stocks de la ZEE française subit les mêmes effets que ceux de l’Australie. Le niveau a atteint les 66 % en 2023, peut-on lire dans le rapport d’évaluation des stocks de la CCAMLR. Cette dernière estime que la baisse devrait se poursuivre dans les années à venir. Cela fait deux ans que les pêcheurs français le constatent. « Les poissons changent de secteur et les cales sont plus difficiles à remplir », selon une source anonyme. « La CCAMLR s’est emparée du problème et cherche à comprendre pourquoi », explique Marc Eleaume. Deux hypothèses sont à l’étude. Un défaut d’estimation des stocks ou un défaut de recrutement de jeunes légines.

« L’effort de pêche de la flotte australienne est assez resserré dans l’espace ce qui pourrait avoir des conséquences sur l’estimation de la biomasse », nous explique le chercheur. En mai 2023, une équipe de l’Australian Antarctic Division embarquait pour une campagne exceptionnelle à bord du navire de pêche Cape Arkona.

Colette Appert et Jaimie Cleeland se préparent à rejoindre Cape Arkona, un navire de pêche mixte, palangrier et chalutier. Photo : Jaimie Cleeland / ADD

« Nous avons beaucoup d’informations sur la biologie des légines, une bonne estimation de l’abondance à partir de notre registre de captures et des activités scientifiques menées lors des actions de pêche », expliquait Dr Cara Masere conseillère scientifique de l’AAD dans un communiqué, à l’issue de cette campagne.

« Mais nous avons besoin d’en savoir plus sur ce qu’il se passe sous la surface pour être sûrs que nous récoltons correctement toutes les informations. Il est nécessaire de savoir à quelle profondeur et quelle distance elles voyagent pour comprendre comment réagissent les populations », poursuit-elle. La proposition de protection des eaux australiennes prévoit 17 millions de dollars pour monter une expédition 100 % scientifique autour de Heard et McDonald en 2025-2026. Côté français, en septembre, une campagne d’évaluation des stocks de grande envergure devrait avoir lieu.

Montage d’une caméra sur le chalut lors d’un essai scientifique près de l’île Heard en 2014. Image : John Hamill / AFMA

« Le niveau de recrutement des jeunes légines est mal connu et pourrait avoir baissé au cours des années précédentes », rappelle Marc Eleaume. Les légines pondent en profondeur où vivent les adultes, puis les larves remontent à la surface et se rapprochent des côtes près desquelles elles grandissent en amorçant une progressive descente vers les profondeurs. « Il est possible que le changement climatique pourrait avoir un impact. La fluctuation du front polaire, les vagues de chaleur marines… », énonce Marc Eleaume. Les océanologues polaires étudient les changements dans les courants de ces régions. « La phase larvaire est une période délicate pour tous les organismes, il est donc possible que des perturbations affectent ce niveau du cycle de vie de la légine », précise Marc Eleaume.

« Des observations récentes indiquent que des vagues de chaleur marines se sont produites dans la région, augmentant les températures sur l’ensemble du plateau jusqu’à des profondeurs d’environ 600 mètres. Ces vagues ont été associées à des changements à court terme dans les taux de capture de la légine, peut-être en raison de changements dans le comportement des espèces proies », peut-on lire dans un rapport publié cette année par le ministère de l’Environnement australien.

Un petit crustacé appelé « amphipode » collecté lors d’essais de caméras en eaux profondes dans l’océan Austral. Image : Keith Martin-Smith / AAD

En Australie certains doutes persistent visiblement : « La gestion de ces zones doit faire l’objet d’une évaluation plus approfondie afin de s’assurer qu’elles bénéficient d’une protection adéquate contre les perturbations du fond marin, telles que celles provoquées par les chaluts démersaux ou l’échantillonnage scientifique », peut-on également lire dans ce même rapport.

Mais le phénomène est plus large. La Géorgie du Sud connaît une situation intermédiaire à celle de Kerguelen et Heard et McDonald. Les légines sont désormais passées juste sous le seuil de conservation. Les stocks ont été estimés en 2023 et représentent 47 % de la population originelle.

Camille Lin, PolarJournal AG

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