Rencontre avec Karl Sandgreen, directeur du Icefjord center, à Ilulissat

par Polar Journal AG Team
04/10/2025

La glace, la pêche, l’éducation, les élections municipales, l’indépendance du Groenland et l’économie touristique traversent les réflexions du directeur de l’Icefjord Center, habitant de la troisième ville du Groenland.

L’index désigne l’ancien bateau de pêche de Karl Sandgreen. Image : Camille Lin

La neige damée qui mène à l’Icefjord Center craque sous les chaussures, la route longe un champ blanc, ponctué par les niches à chiens. Les grands corbeaux patrouillent autour en lâchant quelques croassements graves. Il fait -5°C sous un ciel bleu, et des centaines de chiens de traîneau se reposent, lovés comme des cordages. À la sortie de la ville d’Ilulissat, au sud, de larges baies vitrées se distinguent sous un long toit aux formes acérées à l’entrée et rondes au milieu. C’est un centre éducatif dédié à l’histoire de la glace et à la culture inuit. Nous allons y rencontrer Karl Sandgreen, son directeur et gardien des lieux.

Entretien en anglais avec Karl Sandgreen, directeur de l’Icefjord Center. Production, réalisation : Adrien Chevrier / polarjournal.net

Derrière les vitres du centre qui montent jusqu’au plafond, nous nous installons sur des chaises en bois verni. Un lieu chaleureux à l’acoustique feutrée. Cheveux bruns et courts, Karl Sandgreen parle en plissant les yeux, indiquant l’ancien village tout proche et le chemin qui part vers le fjord et les champs d’icebergs. Ces derniers, accompagnée par des plaques de banquise, font toute la fierté des habitants de la baie. Toujours charmé par leur présence, Karl Sandgreen est assez fier de n’avoir jamais essayé d’en escalader un : « c’est quelque chose d’insensé quand on considère le danger que cela représente. »

Le paysage a été reconnu par l’UNESCO, mais la glace est surtout « la source », nous assure-t-il à plusieurs reprises, le point de départ de la chaîne alimentaire qui nourrit l’excellent poisson de la ville : l’halibut. « Tout le monde vient d’une famille de pêcheurs », explique-t-il, en montrant les icebergs qui s’élèvent au-dessus de la mer.

L’architecte s’est inspiré du vol du harfang des neiges pour sa construction en 2001. Image : Camille Lin

« Je voulais être pêcheur aussi, mais mes parents m’ont conseillé d’étudier. Lorsque le temps ou la glace est mauvaise, on ne ramène rien pendant des semaines. » Il se souvient de son père et des périodes de privation où les revenus étaient bas. Malgré quelques regrets de ne pas avoir épousé la profession, Karl Sandgreen est heureux d’avoir choisi l’éducation et le tourisme.

L’Icefjord Center reçoit 25 000 visiteurs chaque année. Il accueille gratuitement toutes les écoles du Groenland et des touristes d’Amérique du Nord, des pays nordiques et d’Allemagne essentiellement. Un nouvel aéroport international est en construction dans cette ville de 5 000 habitants. Les grues se déploient et les engins s’activent dans les différents quartiers pour de nouveaux logements et de nouveaux hôtels, afin de se préparer à satisfaire la demande.

« Je me suis présenté pour les élections locales parce que nous devons faire quelque chose pour le tourisme à Ilulissat et dans le nord du Groenland. Nous devons mieux l’organiser », explique-t-il, l’air très concerné. Difficile de ne pas évoquer le résultat des élections municipales qui ont eu lieu le 1er avril. Karl Sandgreen a fait campagne au côté des membres du parti Demokraatit.

Pointe sud-ouest de la ville. Image : Camille Lin

Ils ont reçu un nombre de voix considérable, mais l’opposition a formé une coalition, remportant ainsi la mairie. Rien n’est encore décidé à l’échelle de la région et son parti a encore ses chances. Il reste 21 jours de discussions. « Nous traversons un moment très intense à l’égard du secteur touristique, nous avons une saison très courte, concentrée pendant l’été, et tout le monde se bat pour les mêmes touristes », explique-t-il.

Tous les hôtels de la ville sont pleins à cette période. « Il y a déjà eu des débordements. Quand plusieurs navires de croisière arrivent en même temps dans la ville, il peut y avoir 7 000 visiteurs en ville, et nous ne sommes pas en mesure de le gérer », explique-t-il.

Quelques anecdotes parfois récurrentes restent en mémoire. Les produits de première nécessité sont pris d’assaut. Les restes de l’ancien village ont été endommagés. Des gens ont écrit leur nom à la peinture sur les roches dans la nature.

« Il faut que nous trouvions le bon équilibre, le bon nombre de touristes pour que la ville ne soit pas surfréquentée. C’est quelque chose que les Islandais ont expérimenté. Il nous faut prendre le temps de trouver le bon équilibre », estime-t-il.

Pour satisfaire tout le monde, Karl Sandgreen espère que l’affluence pourra s’étaler dans le temps. Nous sommes en avril et la saison est bonne pour les tours en traîneau à chien. « La saison d’hiver commence à partir du mois de février », remarque-t-il. Les journées s’allongent et les excursions sont possibles, contrairement aux mois de décembre et janvier.

« Mi-janvier, c’est trop sombre, trop glacé, trop venteux, tu ne peux pas vraiment naviguer ou faire voler un hélicoptère », ajoute-t-il. « Ce n’est pas vraiment quelque chose sur lequel on peut agir. Mais nous aimerions pouvoir compter sur des événements culturels et sportifs. »

L’accès au marché est l’un des principaux enjeux de la ville. Les Danois détiennent une partie des activités touristiques, et par ailleurs, l’idée que cette manne économique devrait revenir de droit aux locaux est grandissante. Les dernières saillies du président Trump ont attisé les débats au Groenland, et polarisé les points de vue.

Site de construction dans l’ouest de la ville. Image : Camille Lin

« Des gens pensent que l’Amérique est meilleure que le Danemark, et si tu dis que tu es contre Trump, tout le monde pensera que tu es avec les Danois », remarque-t-il la gorge légèrement nouée. « Le nationalisme est devenu très grand au Groenland en ce moment, et à mon avis, c’est trop. Je ne souhaite pas que ma fille traverse une période ‘seulement groenlandaise’. »

Le plan de l’indépendance existe depuis 1979. Le Groenland a obtenu un parlement, puis des ministères. « Le discours de Trump a mis dans la tête des gens qu’il fallait le faire maintenant », remarque-t-il et claquant des doigts. « Mais si tu réfléchis à la façon dont l’administration Trump s’y prend, c’est une stratégie dure et mensongère. C’est un moment très dur pour le pays. »

Les élections nationales ont élu Demokraatit à la tête du gouvernement, et une coalition représentant 75 % de la population s’est formée avec pour mission de ne pas céder sous la pression.

L’Icefjord Center agit sur plusieurs leviers : éducatif, économique et scientifique, nécessaires au développement de la ville. Karl Sandgreen ne pense pas connaître l’indépendance du Groenland, mais souhaite que sa fille en profite un jour. C.L.