Quand l’IA déferle sur les régions polaires

par Mirjana Binggeli
11/29/2024

Alors que les vidéos générées par l’IA fleurissent sur Internet, une image erronée et stéréotypée des mondes polaires se propage, avec le risque de supplanter le discours des experts polaires.
C’est l’une des vidéos les plus vues et partagées sur les réseaux sociaux et l’une des nombreuses du genre. Elle nous montre le sauvetage supposé d’un ourson polaire avec des images si réalistes que de nombreuses personnes se sont laissées prendre au piège, s’interrogeant sur la véracité de ces images. Partagées sur différentes plateformes, ces vidéos ont généré des millions de vues et de likes. Vidéo : Mystic Chronicles / YouTube.

Très utilisée dans la recherche scientifique polaire, l’intelligence artificielle (IA) s’avère être un outil précieux notamment dans la collecte et l’analyse de data. Mais cette brillante médaille possède une face plus sombre. Les vidéos générées par l’IA fleurissent sur Internet, propageant une image erronée et stéréotypée des mondes polaires qui risque de supplanter le discours des experts polaires. 

Un groupe d’hommes barbus vêtus de parka, des ours polaires presque souriants et la musique du film Titanic en arrière-fond sonore. Pas de doute, on est bien dans une vidéo générée par une intelligence artificielle. Dans ces saynètes totalement improbables et au scénario répétitif, on voit le roi de l’Arctique se comporter comme un gros toutou. Et ce n’est pas le seul concerné. Manchots, morses, renards polaires, bélugas et autres baleines ont aussi droit à leur lot de vidéos. Entre sauvetage, câlins et rencontres utopiques entre espèces, l’IA s’invite dans les mondes polaires et ce n’est pas sans conséquences, notamment pour les professionnels qui travaillent dans ces régions. Avec en arrière-plan, une certaine forme de réconciliation avec la nature qui pourrait expliquer le succès de ces vidéos auprès d’un public novice en matière polaire. 

Et justement, comment expliquer, auprès de ce public, la viralité de ces vidéos, d’ailleurs pas toujours très bien faites ? « Il y a une dimension émotionnelle dans ces images. », nous explique Olivier Glassey, sociologue spécialiste des usages du numérique à l’Université de Lausanne. Pour lui, ces vidéos montrent une forme de réconciliation entre l’homme et la nature qui ne peut que faire mouche. « On sait que ce qui marche bien sur les réseaux sociaux, le premier des véhicules de viralité, ce sont les émotions. » 

A quoi s’ajoute un côté « cute », mignon, très populaire sur les réseaux. Les animaux sont effet représentés comme des peluches que les humains serrent dans leur bras comme s’ils étaient domestiqués, pour la beauté du chiffre. « C’est l’instrumentalisation d’une forme émotionnelle qui se concentre sur quelque chose de positif afin de créer du trafic, des vues ou de la redirection de l’information ».

Sociologue et maître d’enseignement et de recherche au Laboratoire d’études des sciences et des techniques (STS-Lab) de l’Université de Lausanne, Olivier Glassey s’intéresse aux usages sociaux des outils numériques. Il étudie les cultures numériques et les formes de médiations techniques des processus (algorithmes, IA robots sociaux, jeux vidéo). Il est également le directeur du Musée de la Main UNIL-CHUV à Lausanne, un lieu qui questionne les pratiques et savoir qui façonnent nos corps, nos perceptions et nos rapports à l’environnement. Photo : UNIL

Scientifiques et photographes mis à mal par l’IA ?

Toutefois, ces images ne sont pas sans conséquence pour les professionnels qui travaillent dans les régions polaires. En cause, la capacité de l’intelligence artificielle à générer au quotidien une immense masse de contenus qui pourrait par exemple noyer le travail des photographes. « Dans les commentaires, on voit des réactions de photographes spécialisés dans les régions polaires qui sont très fâchés que les gens se fassent berner alors que, pour eux, c’est souvent l’investissement d’une vie pour produire ces images. Les images IA, avec la facilité à les produire et malgré leurs défauts, sont parfois plus virales que leurs photos. » Dilués dans une masse d’images artificielles, les clichés de professionnels pourraient bien perdre de large part d’audience, mais aussi de leur importance. « C’est quelque chose qui doit être assez violent symboliquement à vivre. Ceux que j’ai vu réagissaient vigoureusement à ça et on les comprend. Ces images viennent occuper la place de la possibilité de témoigner de la réalité ».

Une rapide recherche sur les réseaux sociaux vient confirmer cette analyse : les images produites par l’IA occupent effectivement une large place aux côtés d’images prises par des photographes ou vidéastes professionnels. Dans l’exemple ci-dessus, la quatrième vidéo en partant de la gauche comporte de vraies images, les autres sont générées par IA. Photo : Capture d’écran YouTube

Même problème du côté des scientifiques qui devront probablement coexister sur les réseaux sociaux avec ce contenu artificiel, au risque de voir l’attention du public détournée de leurs recherches. « Les réseaux sociaux sont un champ de lutte pour la captation de l’attention des personnes. Tous ces contenus artificiels peuvent saturer et écraser les vertus que pourraient avoir certains de ces vecteurs pour s’informer simplement sur ce qui se passe, découvrir de nouvelles choses ou nourrir une curiosité scientifique. », relève le sociologue. Ainsi, une vidéo, fruit d’une expédition scientifique, pourrait se retrouver noyée entre quinze vidéos générées par une machine. Si le public pourrait avoir l’impression que ces vidéos parlent toutes de la même chose, il pourrait aussi privilégier les contenus IA… parce que les couleurs sont plus chaudes et plus chatoyantes. A charge alors pour les scientifiques de relever le défi d’élaborer des stratégies pour capter l’attention sans rien perdre de leur intégrité scientifique, ni de la nuance et de la complexité des informations délivrées.  

Autre problème pour les scientifiques et les experts polaires, notamment les spécialistes en conservation de la faune : la représentation erronée de leur activité. Dans les vidéos IA, on voit en effet des manipulations d’animaux sauvages et dangereux, sans précaution. Aucune trace d’anesthésie et pas un fusil à l’horizon dans ces vidéos qui montrent une nature docile et très approchable. « La chose qui frappe, c’est cette idée d’une nature sauvage complètement réconciliée avec l’humain. Toute la difficulté du travail de terrain et qu’est-ce que cela représente d’approcher ce monde sauvage tout en le respectant est complètement gommée. »

Il existe sur Internet quelques vidéos où l’on peut voir des gens nourrir, pour de vrai, des ours polaires sauvages. L’une d’entre elles, tournée à la fin des années 1980 au Svalbard, montre notamment un ours polaire en train de se régaler de canapés saumon-mayonnaise, servis à la main par un équipage tout de même armé. Rare et interdit dans le monde réel, ce genre d’interactions est devenu pourtant une constante dans les interactions humain-animal des vidéos polaires générées par l’IA. Vidéo : Paul Norheim / YouTube

Le pouvoir de la masse

Mais pourquoi autant de vidéos ? S’agit-il d’entraîner les générateurs d’IA en produisant des sauvetages d’ours polaires en masse ? « Il y a pas mal d’acteurs d’Internet qui jouent avec les nouvelles capacités de l’intelligence artificielle. Des centaines de milliers, ou sans doute de millions de personnes expérimentent ces possibilités que l’on peut voir apparaître depuis quelques années maintenant. », relève Olivier Glassey. « Ce sont des gens qui essaient de trouver des moyens d’automatiser un certain nombre de processus qui peuvent être la génération d’images, la manière de les poster, la manière de rédiger des textes. L’idée est comment est-ce qu’on peut déléguer à l’intelligence artificielle une production industrielle de contenus qui suscitera l’intérêt ? Et pourquoi ?»

« Il y a quelques années, on a observé un cas lié à des fake news politiques. L’intérêt pour les personnes qui généraient des contenus IA n’était absolument pas la thématique ou même l’image. L’intérêt était de générer un flux important afin de capitaliser sur la monétarisation du nombre de vues de ces contenus-là. » Même processus pour nos vidéos d’ours polaires ou de manchots. Ces images ont été produites, elles ont circulé et ont suscité l’intérêt. « Elles constituent un bon aimant à trafic. Par opportunisme, on va répliquer ces formules-là et ça fait boule de neige ». Un processus qui repose bien évidemment sur l’exploitation par l’IA des algorithmes des réseaux sociaux qui privilégient l’engagement des gens. 

Et ce n’est que le début. Depuis 2022, la capacité à générer des images a fait des bonds impressionnants. Chaque nouvelle génération de moteurs d’intelligence artificielle dispose de nouvelles capacités à générer non seulement des images, mais aussi des mouvements ou des éléments visuels qui sont de plus en plus photoréalistes. Et le tout à disposition du tout-venant. Nul besoin d’être un spécialiste en informatique ou en codage, une connexion Internet suffit pour accéder à des prototypes d’IA capables de générer des images et des vidéos au réalisme bluffant. Commence alors la traque aux détails pour séparer le vrai du faux. « Très vite, dans les commentaires, se répètent les mêmes débats qui décryptent ces fausses images en analysant les ombres ou en comptant le nombre de griffes sur les pattes des animaux. On se focalise sur les incohérences sans même parler, et je trouve ça révélateur, de la réaction des animaux et de la plausibilité du scénario. On va plutôt réfléchir aux détails techniques de l’intelligence artificielle. »

Un moment de réconfort

Si la masse de contenus déversée permet de générer des vues et du trafic, il reste toutefois un élément perturbant : les commentaires qui tiennent ces vidéos pour vraies. Entre les chaleureux remerciements aux équipes fictives de sauvetage et les messages émus qui alignent les émojis, on en reste parfois pantois. Surtout quand la vidéo commentée est de piètre qualité et donne clairement à voir des images artificielles. 

Alors, les gens y croient-ils vraiment ? « Je pense que les effets produits sont ambivalents. Quand on regarde les commentaires, il y a à la fois des gens qui s’extasient au premier degré. Il y a cette envie de croire en ces images et de croire, peut-être aussi, que tout n’est pas perdu et qu’il y a peut-être de l’espoir malgré la catastrophe climatique. », note Olivier Glassey. Et c’est vrai que ces images ont un côté apaisant par la bienveillance qui s’en dégage. Un monde utopique artificiellement généré qui rejoint peut-être celui des contes pour enfants ou des films Disney. « Si on y croit, ces images fonctionnent comme un petit moment de réconfort dans une masse d’informations qui n’est pas réjouissante ».

« Il y a peut-être aussi une forme de scepticisme par rapport à l’ampleur rapportée du changement climatique avec des images qui présentent un environnement polaire pas tellement transformé par rapport à l’image d’Épinal qu’on se fait par exemple du pôle Nord.» Glace et neige occupent en abondance le paysage de l’IA alors que les recherches scientifiques rappellent constamment que les mondes polaires sont en train de fondre. D’où certains commentaires qui qualifient les images IA de désinformation, rappelant que le réchauffement climatique est bel et bien une réalité.

Un monde de glace, de stéréotypes et de calcul statistique

Mais finalement, le risque principal lié aux images IA n’est-il pas de renforcer et de perpétuer les stéréotypes liés aux régions polaires ? Entre un pôle Nord montagneux et un Antarctique où les manchots évoluent aux côtés des ours polaires, l’IA semble entretenir une méconnaissance que l’on retrouve souvent au sein du grand public. Rien de guère étonnant à cela : l’intelligence artificielle est une machine à générer du vraisemblable qui va rechercher, de manière statistique, des correspondances calculées, produisant ainsi des images stéréotypées qui se ressemblent farouchement de l’une à l’autre. Comme pour nos vidéos de sauvetage d’ours polaires. « Même si ces vidéos sont générées par des personnes différentes, on a toujours l’impression de voir le même équipage. Il y a des variations, ce n’est pas exactement la même scène ou le même ours, mais c’est très proche. Ce qui les lie en commun, c’est sans doute cet univers de data dans lequel il y des poncifs, des récurrences ou des stéréotypes qui nourrissent la génération de ces images. L’image qui est produite n’est pas l’image d’un peintre ou d’un dessinateur, c’est l’image d’un calcul statistique. », analyse le sociologue.

Avec pour risque principal là encore de noyer les autres contenus qui, s’ils sont produits plus ‘traditionnellement’ par des humains, ne pourront pas rivaliser avec cette production de masse rendue possible par l’utilisation de l’IA. Difficile à une telle échelle de rétablir certaines vérités. Toutefois, à force de saturer les réseaux sociaux avec ces images, la lassitude pourrait bien essouffler ces contenus IA qui, d’ailleurs, à force de se ressembler, pourraient perdre leur pouvoir d’attractivité. 

Reste le problème que pose l’image IA dans la confiance du public envers les médias et les images, parfois véritablement spectaculaires, ramenées des régions polaires. Prenons par exemple l’image d’un ours polaire dérivant sur un iceberg. Quasiment iconique, ce type de clichés pourrait à l’avenir, voire sa véracité remise en question. « C’est peut-être ça, un des effets sur le long terme de l’IA. Pendant des mois, voire peut-être des années, on interrogera les images d’ours polaires pour savoir si ce sont des productions réelles ou d’intelligence artificielle.»

Mais alors comment résister à ce déferlement d’IA ? « Il existe des tentatives réglementaires, notamment sur certaines plateformes qui exigent que les images générées par l’IA soient taggées comme telles. Pour l’instant, c’est modérément opérationnel. » Des cadres éthiques pour la création et la diffusion de contenu d’intelligence artificielle pourraient également s’avérer nécessaires, quel que soit le milieu concerné. « Ce n’est plus seulement ce qu’on poste qui est important mais où on le poste et dans quelle condition de réception on le poste. Il faudra aussi intégrer ça. L’utilisation de l’intelligence artificielle n’est pas prête de ralentir et l’IA ne va sans doute pas être régulée de sitôt.  » 

Pour le moment, la solution pourrait être de s’éduquer soi-même afin de repérer et d’évaluer de manière critique un contenu généré par l’IA. Histoire que ces images artificielles de sauvetage d’ours polaire ne constitue rien de plus qu’une simple fiction.

Mirjana Binggeli, Polar Journal AG

Image de couverture : Capture d’écran Mystic Chronicles / YouTube

Les astuces de Polar Journal AG pour repérer une vidéo IA polaire

Prêtez attention aux détails : les mouvements des cheveux ou de la fourrure, les ombres qui ne correspondent pas ou qui sont absentes, des pattes ou des mains qui ont une forme bizarre, qui sont absents ou en surnombre, ou encore des protagonistes qui se ressemblent sont typiques de ces vidéos générés par l’IA. 

Un aspect très lisse de l’image indique généralement une IA.

L’absence d’équipement sur les protagonistes. Scientifiques, guides et spécialistes de la faune en milieu polaire sont généralement équipés de VHF, d’appareil GPS, de jumelles ou d’appareil photo positionnés sur leur gilet de sauvetage ou leur parka. En Arctique, la présence de fusil et de flare gun est systématique dans les débarquements sur terre ou sur banquise. Si vous ne voyez rien de tout ça, c’est peut-être une IA. 

La source de la vidéo, les hashtags et les titres utilisés offrent aussi des indications sur l’artificialité des images, notamment les mentions ‘cute’ ou ‘adorable’ qui trahissent une IA.  

Le nombre de vues et les canaux de diffusion. Les vidéos IA sont si improbables que si l’histoire devait se dérouler pour de vrai, elles feraient la une des journaux. Si ce n’est pas le cas, c’est probablement une IA. 

Utiliser son bon sens et ses connaissances de base sur les régions polaires ou la faune sauvage devraient permettre d’identifier une situation improbable et des erreurs grossières. A titre d’exemple, il n’y a pas de montagnes au pôle Nord, les ours polaires n’ont jamais été une espèce antarctique et les animaux sauvages ne se laissent pas cajoler comme des peluches.

En savoir plus sur le sujet