Sous le joug des derniers désaccords infructueux, notamment à cause de l’instabilité géopolitique, la pêche au krill pourrait être moins durable cette année. Sea Shepherd repart au front. Au risque de déstabiliser des institutions qui sont garantes d’une pêcherie précautionneuse ? Opinion.
Dans un western bien ficelé, il est souvent facile de reconnaitre les méchants de l’histoire, tranquillement installé dans un fauteuil, au cinéma. Et quand il s’agit de l’Antarctique, il est tout trouvé : le pêcheur de krill. Il traîne des chaluts aux mailles serrées, arrachant à la barbe des phoques, des baleines et des manchots, des touffes de crustacés sur fond d’icebergs dérivants ou d’îles écrasées sous le poids la glace. Une nature vierge, où les grands cétacés reviennent tout juste d’une presque extinction depuis la fin de la chasse industrielle. La question persiste, à qui appartient le krill, base de la chaine alimentaire, aux grandes qualités nutritives ? Défendant le droit des baleines, le navire de Sea Shepherd se lance à la poursuite des bateaux chiliens, norvégiens ou chinois vent debout contre une pêcherie gérée par la science.
Ses opérations sont sensationnelles, prenant le grand public par les tripes pour un soutien pécunier qui lui permet de croiser dans ces coins les plus isolés de la planète. Récemment photographié depuis le pont des navires de tourisme luxueux dans les eaux de la péninsule Antarctique, l’abominable chalutier des glaces est également relégué au banc des accusés, à quelque pas du restaurant où l’on sert volontiers du saumon – en partie élevé à la farine de krill.
Ironie du sort, quand on s’y intéresse sans se laisser cuire par la polémique, cette pêcherie est l’une des plus précautionneuses au monde. Elle est réglementée et tient sur des accords internationaux, alimentés par les travaux scientifiques du Traité sur l’Antarctique, et des groupes de travail du comité scientifique de la CCAMLR. Ces derniers estiment la biomasse totale de krill à 400 millions de tonnes. Dans la zone principale, la quantité de krill pouvant être pêchée serait de 5,61 millions de tonnes, mais par précaution (fondement même du Traité), la limite a été établie à 620 000 tonnes. L’augmentation des captures n’est pas envisagée sans une meilleure répartition de celles-ci sur la carte, pour ne pas affamer localement les animaux qui en dépendent. Il n’existe pas de modèle de pêcherie internationale qui inclut aussi strictement le principe de précaution.
Alors pourquoi diaboliser les pêcheurs alors qu’il existe un dialogue équilibré autour de cet enjeu ? Les discussions se déroulent entre les différents pays du Traité, dont certains ont des intérêts, mais d’autres non car ils ne pêchent pas le krill. Siègent également les institutions scientifiques, les professionnels du secteur et des ONG expertes du sujet dont l’ASOC. En pointant ainsi les pêcheurs du doigt, on regarde moins ailleurs.
À commencer par nos assiettes et les gamelles des nos animaux domestiques. Le krill nourrit chats, chiens, poissons rouges et saumons d’élevage. Le donateur de Sea Shepherd aurait-il une fourchette de poisson dans une main et le portefeuille de l’autre pour profiter d’une pièce de théâtre populaire ? Cette démagogie anti-institutionnel a le vent en poupe – aux Etats-Unis comme ailleurs. Dopé par les réseaux sociaux ? Tout comme les tensions géopolitiques qui s’insinuent dans les négociations de la CCAMLR jusque-là encore épargnée. Le projet de gestion rationnelle et durable de pêche au krill, reste possible tant que le courant passe entre science et politique, au sein des organes décisionnaires du système du Traité.
Dernièrement, les négociations ont achoppé. Les courts-circuits diplomatiques ont fait régresser la protection des écosystèmes, au grand dam des « pêcheurs responsables », c’est-à-dire 90 % des captures de krill. Le projet d’aires marines protégées aurait-il servi de prétexte pour étouffer une manne économique d’un pays concurrent ? Résultat de ce désaccord : la CCAMLR a fait marche arrière sur la réglementation et désormais les pêcheurs s’autorégulent sur la répartition géographique des captures. Si certains tenteront de répartir leurs prises, la tentation de remplir les cales le plus rapidement possible sera sûrement trop forte. Pour cela, rien de tel que piocher aux mêmes endroits et au plus près des côtes et des colonies de manchots.
Quand l’instabilité appelle l’instabilité, la communication qui joue des ressorts de la démagogie, est un souffle de plus qui pourrait faire vaciller le château de cartes. Qu’adviendrait-il de l’Antarctique dans le chaos des désaccords, quand d’autres pêcheries pourraient voir le jour ? L’heure ne serait-elle pas plutôt au soutien des institutions et des scientifiques qui voient leur budget fondre et par la même leur poids dans le débat public ?
Camille Lin, Polar Journal AG
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