Trois Suisses en solo dans l’océan Austral

par Camille Lin
10/01/2024

L’adrénaline de la course ne s’estompe pas après les premiers jours de mer. Dessin : Gisèle Durand Ruiz

À 41 jours du départ, Oliver Heer, Justine Mettraux et Alan Roura finissent de se préparer au Vendée Globe. Ils vont tenter de boucler un tour du monde en solitaire, à la voile, en passant par l’océan Austral.

Jeudi 19 septembre, les 40 skippers de la 10e édition du Vendée Globe ont rejoint la conférence de presse donnée par l’organisation à Paris. « Le tour du monde en solitaire reflète une vision plutôt française de la course au large […], une vision plus romantique », expliquait le vice-président de la FFVoile, Henry Bacchini, à Brest en février dernier à l’occasion de l’Arkea Ultim Challenge. Mais après après 40 ans d’existence, le Vendée Globe s’ouvre de plus en plus vers l’international : cette fois-ci, 14 concurrents sont non français. Trois Anglais et trois Allemands montrent que l’attrait pour le tour du monde à la voile sans escale et la solitude en mer n’est pas l’apanage du pays de Victor Hugo. Ce qui n’est pas si surprenant quand on voit les liens qu’entretiennent ces cultures avec la mer et la littérature romantique, rien qu’en citant Lord Byron et Heinrich Heine. Trois Suisses sont également prêts à tutoyer l’un des courants les plus puissants de la planète en solo, l’océan Austral. Oliver Heer, Justine Mettraux et Alan Roura vont poursuivre l’écriture de l’histoire maritime et polaire de ce jeune pays. Rappelons-le, l’altitude moyenne de la Suisse avoisine les 1 700 mètres. Des navigateurs y tirent leurs premiers bords sur les grands lacs alpins.

Le plus grand des lacs suisses n’est pas le Léman, qui est partagé avec la France, ni le lac de Constance, qui est partagé avec l’Allemagne et l’Autriche, mais bien celui de Neuchâtel avec ses 215 km². « Les lacs permettent de développer de bonnes bases, de voir comment les bateaux fonctionnent et comment aller vite », nous explique Justine Mettraux. Des conditions idéales pour se familiariser avec différents profils de coque et plans de voilure. « Sur les lacs, il n’y a pas beaucoup de vent. C’est plus difficile d’avancer dans le petit temps », explique Oliver Heer. Même s’il est tout à fait possible de parcourir à la voile l’ensemble des 580 km² du Léman, il manque d’espace pour naviguer longtemps, expérimenter les marées et les courants. « En fait, je navigue plus sur les lacs aujourd’hui que dans ma jeunesse. J’ai passé beaucoup de temps en mer tout de suite, en voyageant en famille. C’est ce qui m’a donné envie de me lancer dans les courses », nous explique Alan Roura.

Justine Mettraux nous explique : « La prépa musculaire n’est pas plus importante pour le Vendée Globe, l’enjeu c’est d’éviter les blessures avant et pendant la course. » Image : Justine Mettraux / PolaRYSE / Team Work / Team Snef

Pour se préparer au Vendée Globe, ils ont installé leur base nautique dans le Finistère Sud. « La Suisse n’est pas loin de la Méditerranée et de l’océan », rappelle Justine Mettraux. « Et il y a toujours eu des navigateurs suisses, comme Bernard Stamm, Dominique Wavre, Bernard Gallay… »

Si la moitié de la flotte du Vendée Globe est à Lorient, c’est parce qu’il y a tout pour gérer un IMOCA : l’industrie de la voile, des bouts et des équipements. « C’est très précieux », remarque Justine Mettraux, qui navigue sur un navire à foils de 2018, alors qu’Oliver Heer a racheté un IMOCA de 2008 et qu’Alan Roura a repris un voilier de 2020. « Sans foil, la structure est plus solide », explique Oliver. Ce dernier a intégré à l’embarcation des instruments de mesure du CO2 pour un groupe de scientifiques. Alan Roura repart quant à lui pour un second Vendée Globe. « J’ai envie de tourner plus vite autour de la Terre et de retourner naviguer dans les grands espaces des mers du sud », explique-t-il. Il a repris la structure de son IMOCA pour l’avoir « à ma main », en donnant une nouvelle forme à la proue pour qu’elle entre et sorte des vagues sans perdre de vitesse. Le plan de voilure, les aménagements intérieurs… tout est passé en revue. Justine travaille sur son bateau sans avoir eu à faire de modifications structurelles, mais plutôt à l’intérieur pour améliorer le repos et les quarts.

Les chocs et le bruit mettent à l’épreuve le mental des coureurs. Dessin : Gisèle Durand Ruiz

Seulement 114 skippers ont bouclé le Vendée Globe depuis ses débuts. Casse, naufrage… « Le passage du cap Horn se compte sur les doigts d’une main pour un marin, ou sur les deux pour très peu d’entre eux », nous dit Justine Mettraux. « C’est un endroit mythique où peu de marins ont l’occasion de se rendre. Son passage est un soulagement. » Entrer dans la légende de la course au large, ça se gagne. La régate dure plus de deux mois en mer. Même si les moyens de communication permettent au skipper de s’entretenir avec leur équipe et leurs proches, il reste seul dans le froid, accumulant la fatigue et les avaries.

« J’ai trois objectifs », déclare Oliver Heer. « Il faudra que je trouve un équilibre entre les performances du bateau, une communication authentique de la navigation en solo et la production de données de qualité pour les scientifiques. » Chaque skipper a un navire et des objectifs différents, bien que ceux d’Alan Roura et de Justine Mettraux se rapprochent. « On se connaît depuis 12 ans, on a participé à la même Mini Transat », raconte Alan Roura. « On se tire un peu la bourre, mais tout le monde a sa propre équipe, son propre fonctionnement. » Quand les navigateurs suisses rejoindront les courants australs, les voiliers gagneront 5 nœuds en moyenne, mais dans cette compétition, la solidarité entre marins est toujours plus forte que la performance.

Oliver Heer est le premier skipper de la Suisse alémanique qui se lance sur le parcours et il espère produire 700 000 données sur l’océan. Image : Richard Marde / Oliver Heer / Tut Gut. Sailing

Du gaz carbonique dans un océan désertique

Samuel Jaccard, de l’Université de Lausanne, et son équipe travaille avec Oliver Heer pour mesurer les échanges de CO2 entre la mer et l’atmosphère dans les mer les moins fréquentées du globe. « Au nord du front polaire de l’eau absorbe du CO2, et au sud elle remonte et réémet du carbone. L’idée c’est d’observer la balance entre ces deux processus », explique le chercheur. La prise d’eau de l’appareil qui fonctionne à l’électricité se situe dans la quille. Carte : Swiss Polar Institute

« La météo de l’Atlantique Nord peut se rapprocher de l’Austral », explique Alan Roura. « Mais la taille des vagues et la rapidité des systèmes dépressionnaires sont différentes. » Plus de 20 millions de km² de surface maritime encerclent l’Antarctique au sud du 60e parallèle. D’autres définitions élargissent ce plan d’eau à la convergence de l’océan glacial avec l’Indien, le Pacifique et l’Atlantique. Cette ligne de partage des eaux est contrainte au nord par les reliefs sous-marins du plateau de Kerguelen et le passage de Drake entre l’Amérique du Sud et l’Antarctique, large de 850 km. Ailleurs, elle fluctue. On y retrouve les vents et les courants les plus puissants du monde, qui tournent d’ouest en est sans être freinés par les terres. Les vagues de 20 mètres ne sont pas rares. Les dépressions atmosphériques circulent vite et la température de l’eau avoisine les 6 °C dans la zone subantarctique, et le 0 °C plus au sud, mais le parcours ne s’y risque pas.

Alan Roura nous rappelle : « on a déjà un mois de mer dans les pattes avant d’arriver dans l’Austral ». Image : Alan Roura / Hublot

« Autour du Finistère, on ne rencontre pas vraiment les mêmes conditions et l’été c’est relativement calme. Rester là reviendrait à s’entraîner au marathon en courant cinq kilomètres », explique Justine Mettraux. Rien de tel qu’enchaîner les courses donc. Lors de la New York Vendée en mai dernier, Oliver Heer a subi quelques avaries. Les vagues étaient hautes et l’alimentation électrique a cessé de fonctionner. « Mais j’ai réussi à naviguer et j’ai gagné en confiance », explique-t-il. Justine Mettraux a eu un avant-goût de l’Austral avec l’Ocean Race, qu’elle a courue d’escale en escale, en équipe. « Cela donne une idée des pièces qui s’usent sur le bateau », précise-t-elle. « Seulement, sur quinze jours, il y en a qui n’ont pas le temps de casser. » Même avec un Vendée Globe au compteur, Alan Roura part dans l’inconnu : « La dernière fois, il y a eu une semaine sans vent, cette fois-ci il y aura peut-être tempête sur tempête. Difficile d’anticiper. » Pris dans les 40e rugissants, il faudra garder l’œil sur son objectif en toute humilité.

Camille Lin, Polar Journal AG

Infos pratiques pour le départ

Le départ de la course est prévue le 10 novembre depuis la ville vendéenne des Sables d’Olonne. Autour des pontons, le village d’accueil sera ouvert au public à partir du 19 octobre. Des navettes seront mises en circulation pour y accéder. Pour s’approcher des 40 voiliers IMOCA, une billetterie gratuite est ouverte en ligne. Le programme des festivités est disponible sur le site de la course. Image : Justine Mettraux / Gauthier Lebec / TeamWork / Team Snef

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