Le katajjaq, une voix inuit

par Mirjana Binggeli
12/13/2024

Chant de gorge typique des Inuit du Canada, le katajjaq connaît un renouveau depuis quelques décennies. Au point d’éventuellement devenir un marqueur identitaire fort pour les Inuit.
L’essence même du katajjaq. Deux femmes debout face-à-face en train de chanter le katajjaq. Si le nom ne vous disait rien, vous avez forcément croisé cette image, devenue pratiquement un symbole de la culture inuit. Photo : Arctic Kingdom

Le katajjaq, vous connaissez ? Ce chant de gorge typique des Inuit du Canada connaît un renouveau depuis quelques décennies. Après avoir été pratiquement réduit au silence par la colonisation et les missionnaires, le katajjaq se libère, s’adapte, se transforme et résiste. Au point d’éventuellement devenir un marqueur identitaire fort pour les Inuit. Éclairage avec une chercheuse helvétique qui a fait du katajjaq son sujet de thèse. 

Il y a quatre ans, lors d’un séminaire portant sur la voix humaine, Sara Valentina Rohr découvre le chant de gorge traditionnel inuit, le katajjaq. Fascinée et désireuse d’en apprendre plus, la jeune Suissesse se lance dans des recherches sur la culture inuit en général et le katajjaq en particulier. Mais qu’est-ce qui a bien pu attirer cette ethnomusicologue helvétique vers le katajjaq ? « Le son. Il n’y a généralement pas de paroles, mais il peut néanmoins transmettre beaucoup de sentiments », explique Rohr à Polar Journal AG. « C’est intense, mais aussi ludique d’une certaine manière. Je pense que ça suscite la curiosité. Si vous l’entendez, vous voulez en savoir plus. »

Justement, c’est quoi le katajjaq ? « Il s’agit d’un jeu de chant de gorge traditionnellement pratiqué par les femmes. Deux personnes, généralement en face l’une de l’autre, y participent. La première commence par un rythme vocal et l’autre essaie de l’imiter ou de répondre par un autre rythme. La première personne qui rit, qui perd son souffle ou le rythme perd la partie. Un autre point important est que la respiration est au cœur de cette pratique. »

Nommé katajjaq au Nunavut, il devient katajjaniq au Nunavik. Les techniques de chant restent les mêmes et l’appellation katajjaq est devenue générique à ce chant de gorge exclusivement pratiqué par les Inuit du Canada.

Les chanteuses Lydia Etok et Nina Segalowitz pratiquant le katajjaq. On entend bien l’alternance de sons graves et aigus entre les deux chanteuses. Vidéo: Official Oktoecho / YouTube 

Un chant ancien

Si sa pratique remonte à des millénaires, difficile de savoir comment et pourquoi le katajjaq est né. On pense que les femmes ont commencé à le pratiquer pour s’occuper lorsque les hommes étaient à la chasse. S’inspirant des sons produits par la nature, les femmes se lançaient alors dans ces joutes vocales. Avec l’arrivée d’objets modernes, les femmes inuit ont également commencé à imiter des sons plus ménagers. « Il y a par exemple une chanson qui s’intitule Boiling Seal Meat (Faire bouillir de la viande de phoque, ndlr). Une autre chanson s’intitule Saw (Scie, ndlr), comme pour tronçonneuse, dans laquelle sont incorporés les sons entendus. »

« Selon d’autres explications, le katajjaq servait à endormir les bébés. », mentionne Rohr. « Traditionnellement, les femmes portaient leur bébé sur leur dos dans un amauti, parka traditionnel inuit. Grâce aux vibrations, car tout le corps vibre lorsque l’on fait du chant de gorge, le bébé s’endormait. » Les Occidentaux ont longtemps attribué une dimension chamanique au katajjaq, mais cette théorie reste spéculative. « Je sais que certains chercheurs ont écrit qu’il s’agissait d’une pratique chamanique, mais nous ne savons pas si c’est vraiment le cas ou non. »

Doctorante à l’Université de Berne, Sara Valentina Rohr a une formation en histoire de l’art. Son intérêt pour la musique l’a toutefois conduite à entamer une recherche sur un chant traditionnel arctique. Photo: Université de Berne

De même, il semblerait que le katajjaq ne soit pas lié ou ait pour origine le chant de gorge tel qu’il a pu être pratiqué en Asie, en particulier en Mongolie. « Il peut y avoir des similitudes techniques, mais il ne s’agit pas de la même chose. En Asie, les chanteurs de gorge utilisent la respiration circulaire pour maintenir sur un long moment plusieurs notes aiguës. Dans le katajjaq, les chanteurs utilisent ce mélange de sons gutturaux très profonds, puis passent aux notes aiguës, tout en faisant des allers-retours entre les deux. »

La première trace écrite du chant de gorge inuit nous vient des explorateurs occidentaux qui ont consigné le katajjaq dans leurs récits de voyage. Puis, les ethnologues ont rapporté leurs observations sur ce chant au gré des expéditions scientifiques. Ce fut notamment le cas de l’anthropologue et ethnographe suisse Jean Gabus.  « Il s’est rendu à Arviat en 1938 et 1939. Je pense qu’il était fasciné par la vie des Inuit et qu’il voulait en savoir davantage. Étant également journaliste à la radio, il a réalisé des enregistrements », explique Rohr, en faisant référence aux enregistrements de Gabus, aujourd’hui conservés au Musée d’ethnographie de Neuchâtel en Suisse. « Nous avons 62 enregistrements de chansons inuit, et sur ces 62 enregistrements, seuls deux sont des chansons de katajjaq. Je pense que la raison en est que Gabus ne considérait pas cela comme de la musique. Il l’a simplement enregistré comme une sorte de jeu d’enfants. »

Une légende raconte que le katajjaq aurait été transmis par les oiseaux qui faisaient ces bruits de gorge. Le katajjaq a ensuite été développé en imitant ces sons. Image : Kenojuak Ashevak, Gardiennes du Katajjaniq, 1992, Collection Jean-Jacques Nattiez

Chant de femmes, le katajjaq pouvait toutefois être pratiqué par les jeunes garçons qui, une fois qu’ils avaient grandi, se tournaient vers des chants considérés comme plus masculins, comme les chansons accompagnées d’un tambour ou les ‘ayaya songs’. Mais le katajjaq connaît un renouveau depuis le début du millénaire et ce renouveau bouscule les codes de ce chant. 

Car depuis le début des années 2000, on assiste à un renouveau du genre avec des artistes qui le pratiquent en solo ou qui incorporent d’autres styles musicaux à ce chant de gorge traditionnel, créant parfois des mélanges détonants. A l’image Charlotte Qamaniq par exemple qui intègre des éléments de musique électronique, alors que Tanya Tagaq pose sa voix autant sur des compositions électro que rock ou pop. « Elles utilisent les mêmes techniques et créent ainsi un autre style de chant ou un autre style de katajjaq. Mais ce n’est donc pas vraiment du katajjaq. Il s’agit plutôt d’une autre forme de chant de gorge. »

Sorti en 2023, l’album Inuktitut de la chanteuse Elisapie reprenait les standards rock ou pop occidentaux. Les reprises de titres de Pink Floyd, Blondie ou Fleetwood Mac, traduites en inuktitut, intègrent des éléments de chant de gorge inuit. Ici, la reprise du titre The Unforgiven de Metallica en inuktitut. Vidéo: Elisapie / YouTube

Entre mélange et tradition

D’autres artistes, à force de fusionner les genres, parviennent même à créer quelque chose de nouveau. C’est le cas de de Nelson Tagoona qui a intégré dans sa pratique du chant traditionnel inuit le beat box issu de la culture hip-hop. Une révolution dans le monde du katajjaq. « Selon moi, le beat boxing est le changement le plus important à ce jour. Tagoona a inventé le throat boxing en mêlant chant de gorge et beatbox. C’est une évolution très intéressante. »

Et ce n’est pas le seul changement dont Nelson Tagoona est le représentant. Il est en effet l’un des rares chanteurs masculins dans une discipline résolument féminine. « Je dirais que depuis ces vingt dernières années, de plus en plus d’hommes ont commencé à le pratiquer et à l’apprendre. Toutefois, les femmes restent prédominantes. »

Quand le katajjaq rencontre la beat box. Nelson Tagoona a su développer un genre très particulier. Vidéo: CBC News / YouTube

Alors que certains auditeurs sont fans d’artistes qui bousculent les codes traditionnels du katajjaq , une autre partie du public privilégie la forme traditionnelle. Et si les mélanges de genres pourraient laisser supposer que ce camp plus traditionaliste comptent les auditeurs avec le plus de cheveux gris, il n’en est rien. En fait, les jeunes sembleraient plus être fan d’un katajjaq traditionnel. Deux camps qui ne s’entendent pas toujours sur les artistes contemporains les plus diffusés, comme Tanya Tagaq. « Je sais que tout le monde n’apprécie pas les performances de Tanya Tagaq ou les techniques de chant de certains artistes de gorge qui mêlent chant et musique. Certains trouvent cela beau ou intéressant. Mais il y a aussi des gens qui veulent vraiment que cela reste traditionnel. Ils estiment que la musique de ces artistes est du chant de gorge, mais pas vraiment du katajjaq. Il y a peut-être là un conflit, mais tout dépend de la personne à qui l’on s’adresse. », indique la chercheuse.

La défense d’un style traditionnel par des jeunes pourrait trouver une explication dans le processus actuellement en cours de réappropriation de leur culture par les Inuit. Une culture largement mise à mal par la colonisation qui n’aura pas non plus épargné le katajjaq. « Au début du XXème siècle, les missionnaires ont commencé à christianiser les Inuit. Ils estimaient que tout ce qui était un peu différent ou susceptible d’être perçu comme une pratique chamanique était maléfique et diabolique. Ils interdisaient certaines pratiques parce qu’elles n’étaient pas considérées comme appropriées à la vie chrétienne. Les enfants inuit devaient aller dans des pensionnats où ils subissaient un processus d’assimilation. On leur interdisait de parler leur langue et de pratiquer leur culture. Et comme le katajjaq était un élément important de leur culture, il leur était également interdit de le pratiquer ou de l’interpréter. C’est à ce moment-là qu’un écart ou une rupture s’est produit. »

Dès lors, la pratique du katajjaq aujourd’hui a forcément quelque chose de militant. « À cause de la colonisation et des missionnaires, les Inuit se sont vu interdire la pratique du katajjaq. Ils ont perdu beaucoup de chansons et de techniques. Il y a eu une sorte de rupture générationnelle qui a empêché la transmission. »

Et il s’agit là peut-être du point commun entre les tenants d’un katajjaq traditionnel et les fans d’un katajjaq plus éclectique. « Ces deux camps évoquent toujours ce qui s’est passé et l’importance de revitaliser cette pratique. Cela peut aussi être politique, surtout lorsque les artistes se produisent en public. »

Depuis 2014, la pratique du katajjaq est inscrite dans le Répertoire du patrimoine culturel du Québec. Il s’agit du premier élément culturel inscrit au patrimoine immatériel. Cette démarche a participé à une revitalisation du katajjaq, notamment grâce au soutien apporté par le gouvernement aux chanteuses et chanteurs. Des efforts de conservation des chansons ont également été faits pour préserver ce chant traditionnel inuit. Photo : Robert Fréchette, Institut culturel Avataq

Un trait identitaire

Avec en toile de fond la possible utilisation du katajjaq pour retrouver et affirmer une identité inuit. Une hypothèse que Sara Valentina Rohr souhaite explorer dans le cadre de son travail de recherche. « Cela fait partie de mes recherches. Pour l’instant, je ne sais pas s’il y a un lien, mais je pense que c’est possible, car d’après ce que j’ai vu au Canada ou à Montréal, le katajjaq est interprété lors d’événements culturels ou d’expositions dans des musées. Les chanteurs donnent des interviews, ils postent des vidéos sur les médias sociaux pour expliquer ce que c’est », souligne la chercheuse, qui insiste sur l’aspect identitaire très fort du katajjaq. « Le katajjaq est typiquement inuit ou traditionnellement inuit, de sorte que les non-Inuit ne peuvent pas vraiment l’apprendre. Ce serait de l’appropriation. Ce sont les Inuit qui essaient de montrer leur identité inuit et de nous en faire prendre conscience. Je pense que le katajjaq peut être un espace de souveraineté pour les Inuit, ou un lieu où ils peuvent exercer leur souveraineté. C’est l’un des thèmes de ma thèse et c’est ce que je vais essayer d’étudier au cours des trois prochaines années. »

Le katajjaq est devenu un trait identitaire fort pour les Inuit du Canada et toute forme d’appropriation est largement dénoncée et condamnée. « Si vous n’êtes pas Inuit et que vous pratiquez le katajjaq dans votre salon, vous ne risquez peut-être pas grand-chose. En revanche, si vous le pratiquez en public, je pense que vous aurez beaucoup de réactions négatives. »

Avec la rupture de transmission induite par la colonisation et l’interdiction de pratiquer, entre autres, le chant de gorge, les jeunes trouvent le moyen d’apprendre et de partager le katajjaq notamment grâce aux réseaux sociaux. Des comptes comme celui de Shina Nova montrent comment pratiquer le katajjaq tout en explorant d’autres aspects de la culture inuit. Compte TikTok : @shinanova

Pour la suite, Sara Valentina Rohr compte bien se rendre au Canada pour y rencontrer des chanteurs de gorge. « Mon objectif est de leur demander ce qui est important pour eux, ou s’il y a certains aspects qu’ils aimeraient faire comprendre à un public non inuit, aux chercheurs ou aux musiciens qui travaillent avec des chanteurs de gorge. » Et peut-être aussi pour leur faire écouter les enregistrements de Jean Gabus, l’anthropologue suisse qui baladait son micro à Arviat dans les années 1930. 

Mais se rendre dans le Nunavut requiert autant de démarches administratives que de moyens financiers. En parallèle de ses recherches, qu’elle effectue actuellement en Suisse, la jeune chercheuse s’emploie aussi à trouver de quoi financer ses recherches sur place. « Se rendre dans l’Arctique coûte assez cher, c’est pourquoi j’essaie également de collecter des fonds. »

Avec au bout du compte, la possibilité d’en découvrir plus sur le katajjaq et son importance dans l’expression de l’identité inuit et dans la réappropriation d’une culture et d’une histoire que la colonisation a bien failli faire disparaître. Ou quand un chant qui était un jeu est devenu une véritable voix.

Mirjana Binggeli, Polar Journal AG